Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/84

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s’il ne se créait pas cette occupation fictive. N’ayant, dans sa réclusion, ni gobelet à sculpter, ni chaîne à limer ou à polir, il s’était ingéré d’inscrire des noms par ordre alphabétique sur les deux répertoires en question, ou d’en choisir dans le manuel, comme ayant affaire à mister Lightwood. Cette ressource lui était d’autant plus précieuse, que, susceptible par tempérament, il considérait le peu de clientèle de son patron comme une atteinte à sa propre dignité.

« Combien y a-t-il que vous êtes dans la procédure ? lui demanda Boffin, à brûle-pourpoint, avec sa curiosité ordinaire.

— Bientôt trois ans, monsieur.

— Autant dire que vous y êtes né ! répondit le bonhomme avec admiration. Aimez-vous ce métier-là ?

— Il m’est égal, répondit le jeune Blight en soupirant, comme si la chose avait perdu son amertume.

— Qu’est-ce que vous gagnez ici ?

— La moitié de ce que je voudrais avoir.

— Et quel est le chiffre de ce que vous désirez ?

— Quinze shellings par semaine, répondit le jeune clerc.

— Combien de temps à peu près faudra-t-il pour que vous fassiez un juge ? demanda Boffin après avoir mesuré du regard la taille du petit bonhomme

— Je n’ai pas encore fait ce calcul, répondit Blight.

— Rien, je suppose, ne vous empêche de le devenir ? » reprit Boffin.

Le jeune clerc répondit qu’ayant l’honneur d’être un Breton, à qui le mot jamais est inconnu, rien ne l’empêchait d’arriver un jour à la magistrature. Néanmoins, il parut sous-entendre que certaine chose pourrait y mettre obstacle.

« Une couple de livres, dit Boffin, vous y aiderait-elle un peu ? »

Le jeune Blight n’ayant pas le moindre doute à cet égard, mister Boffin lui remit ce petit présent, et le remercia des soins qu’il donnait à ses affaires (à lui, Boffin), lesquelles, ajouta le brave homme, devaient enfin être arrangées. Puis, la canne à l’oreille, comme si elle avait été un démon familier auquel il eût demandé l’explication de ce qui frappait ses regards, Boffin promena ses gros yeux autour du cabinet. Il vit une petite bibliothèque renfermant quelques livres de droit ; puis une fenêtre, un sac vide, une boîte de pains à cacheter, un bâton de cire rouge, une plume, une pomme, un sous-trait, une masse de taches d’encre, un fourreau de fusil ayant la prétention d’être un instrument judiciaire, mais imparfaitement déguisé ; tout cela revêtu d’une poussière épaisse ; et finalement, une boîte de fer portant