Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/87

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instant nous nous disions : ça nous fera jeter à la porte. Quant à missis Boffin, ajouta le brave homme en baissant la voix, à présent qu’elle est fashionable, il se pourrait bien qu’elle n’aimât pas que la chose fût connue, mais elle a été jusqu’à lui dire en ma présence qu’il n’était qu’un scélérat, un vieux sans cœur.

— Noble esprit saxon, ancêtres de missis Boffin, — archers, — Azincourt et Crécy, — murmura Lightwood.

— La dernière fois que nous l’avons vu, reprit Boffin avec émotion, le pauvre petit avait sept ans ; car à l’époque où il est revenu au sujet de sa sœur, nous étions à la campagne, ma femme et moi, à surveiller une entreprise dont il fallait passer les cendres à la claie, avant d’en charger les tombereaux ; et, à notre retour, le pauvre gamin, qui n’avait fait qu’entrer et sortir, était déjà reparti. Je disais donc qu’il avait sept ans ; on l’envoyait tout seul à cette école d’un pays étranger. Comme il s’en allait (nous demeurions alors au bout de la cour du présent Bower), il entra chez nous pour se chauffer un peu. Il avait ses habits de voyage, qui n’étaient pas lourds ; et dehors, par un vent à tout briser, était sa petite caisse que je devais lui porter au paquebot, car le patron ne voulait pas entendre parler d’une voiture de six pence. Missis Boffin, qui alors était toute jeune, et ressemblait à une rose épanouie, le fit approcher du feu ; elle se mit à genoux à côté de l’enfant, se chauffa les deux mains, lui en frotta les joues ; puis, voyant que le pauvre petit pleurait, les larmes lui coulèrent des yeux. Elle l’entoura d’un de ses bras comme pour le protéger, et me dit en sanglotant : « Je donnerais tout au monde, oui, tout au monde pour m’en aller avec lui. » Je ne vous dirai pas tout le mal que me firent ces paroles, en même temps qu’elles augmentaient mon admiration pour missis Boffin. Le pauvre petit s’était suspendu à son cou ; et tandis qu’elle le pressait dans ses bras, comme le patron m’appelait. — « Il faut que je m’en aille, qu’il nous dit ; que le bon Dieu vous bénisse. » Il resta encore quelque temps dans les bras de missis Boffin, et il nous regarda tous les deux avec un chagrin ! une vraie agonie. Oh ! quel regard !

Je montai avec lui dans le bateau. En chemin d’abord, je l’avais régalé des quelques petites choses que je pensais qu’il aimait, et je ne le quittai pas avant qu’il fût endormi ; puis je revins à la maison. Mais j’eus beau dire à missis Boffin que je l’avais laissé bien tranquille, rien n’y faisait. Dans sa pensée, il y avait toujours ce regard qu’il nous avait jeté au moment de partir. Et tout de même, ce fut bon à quelque chose : missis Boffin et moi nous n’avions pas d’enfants, et nous l’avions toujours regretté ; mais actuellement, nous n’en désirions plus.