Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/90

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ayant pris note de cette nouvelle instruction, Mortimer Lightwood reconduisit l’excellent homme qui, au moment de franchir la porte, faillit être renversé par Eugène.

« Permettez, dit Mortimer, d’un air glacial, que je vous présente l’un à l’autre ; et il ajouta que dans l’intérêt de l’affaire, autant que pour sa propre satisfaction, il avait communiqué à mister Wrayburn quelques-uns des curieux détails de la vie de son honorable client.

— Enchanté de connaître mister Boffin, dit Eugène, qui était loin d’en avoir l’air.

— Merci bien, retourna le brave homme. Le métier vous plaît-il ?

— Pas… excessivement, répondit Eugène.

— C’est trop sec pour vous, hein ? Je suppose qu’avant d’y être passé maître, il vous faudra piocher ferme encore plusieurs années. Mais, croyez-moi, il n’y a rien comme le travail ; regardez plutôt les abeilles.

— Veuillez m’excuser, répliqua Eugène, avec un sourire contraint ; mais permettez-moi de vous dire que je proteste toujours quand on me cite les abeilles.

— Vraiment ! s’écria le brave homme.

— Par principe, dit Eugène ; en ma qualité de bipède…

— De quoi ? demanda mister Boffin.

— De créature à deux pieds, répondit le gentleman. En ma qualité de bipède, je n’accepte pas qu’on me réfère aux insectes, ni aux animaux à quatre pattes. Je forme opposition à ce qu’on me requière de modeler ma conduite sur celle du chien, de l’araignée ou du chameau. J’admets pleinement que celui-ci, par exemple, est d’une sobriété excessive ; mais il a plusieurs estomacs pour se sustenter, et l’homme n’en a qu’un. En outre, je ne suis pas, comme lui, pourvu d’un cellier frais et commode où je puisse conserver ma boisson.

— Mais, reprit Boffin, à qui cette théorie causait quelque embarras, c’était de l’abeille que je parlais.

— Je me plais à le reconnaître ; puis-je néanmoins vous représenter que la citation est peu judicieuse ? Je vous concède pour un instant qu’il y ait de l’analogie entre une abeille et un homme qui porte chemise et pantalon (ce que je nie d’une manière formelle), et que ce soit à l’école de l’abeille que l’homme ait à s’instruire (ce que je suis loin d’admettre), la question reste pendante. Qu’est-ce que l’homme apprendra ? que devra-t-il imiter ? que faudra-t-il qu’il évite ? Quand nous voyons les abeilles se tourmenter à ce point au sujet de leur souveraine, et avoir la tête littéralement tournée du moindre incident monar-