Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 1.djvu/99

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s’arrête souvent de lui-même, et s’éteint avec celui qui l’a fait ; le bien persiste, et son action est croissante.

À travers son despotisme haineux, le geôlier d’Harmony-jail avait senti l’honnêteté de ces fidèles serviteurs. Furieux de leur opposition, il les avait accablés d’injures ; mais leur courageuse franchise avait entamé son cœur de roche ; et en face de cette loyauté inébranlable, qu’il savait ne pouvoir corrompre, il avait senti l’impuissance de sa fortune. Ainsi, à l’époque où jamais il ne leur avait dit une bonne parole, cet homme avide, autant qu’impitoyable, les inscrivait dans son testament. Alors qu’il déclarait se défier de tout le genre humain (et il n’avait que trop de raisons de suspecter ses semblables), il confiait à ces honnêtes gens ses dernières volontés, et il n’était pas moins certain de la complète exécution de celles-ci que de la mort qui devait le frapper un jour.

Assis côte à côte, sur leur banc, à une distance incalculable de la fashion, mister et missis Boffin se demandèrent par quel procédé ils trouveraient leur orphelin.

« On pourrait faire mettre dans les journaux, dit l’excellente femme, qu’un enfant de tel âge, réunissant telles conditions, est prié de se rendre tel jour au Bower. »

Mais Noddy craignant d’obstruer la voie publique par la quantité d’orphelins qui se présenteraient, cette mesure ne fut pas adoptée. Missis Boffin proposa alors de s’adresser au recteur de la paroisse ; et le mari n’y voyant pas d’inconvénient, il fut décidé qu’on partirait tout de suite. On irait chez les Wilfer par la même occasion ; et pour que ces visites fussent de cérémonie, l’équipage fut demandé.

Cet équipage consistait en un vieux cheval ayant la tête en marteau, cheval qui jadis traînait la charrette, et qui aujourd’hui s’attelait à une chaise d’une époque reculée ; celle-ci, voiture à quatre roues, avait été pendant longtemps à l’usage exclusif de la basse-cour, et certaines poules discrètes aimaient à y couver leurs œufs. Une ration d’avoine au cheval, qui n’y était pas habitué, jointe à une couche de peinture au véhicule, avait, aux yeux de Boffin, mis les choses sur un pied très-sortable. Enfin, ayant ajouté à ces deux objets, sous forme de cocher, un jeune homme long et maigre, ressemblant à une zygène, ce poisson connu sous le nom de marteau, l’équipage ne laissait rien à désirer.

Ainsi que le cheval, le cocher, assorti à la bête, avait servi dans le balayage ; mais un tailleur du district, pris en journée au Bower, l’avait enseveli dans une grande paire de guêtres et dans une immense redingote, scellée d’énormes boutons. Derrière cette