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L’AMI COMMUN.

pour ces vrais amis ne le cède qu’à l’amour qu’ils ressentent l’un pour l’autre.

« Chère madame, dit Sophronia, cela me fait revivre de voir mon Alfred parler confidentiellement avec mister Boffin. Ils sont nés pour être intimes. D’une part tant de simplicité, unie à tant de force de caractère ; de l’autre un esprit, une sagacité naturelle, jointe à une amabilité, à une distinction…

— Ma Sophronia, interrompt mister Lammle en quittant la fenêtre pour s’approcher de la table, votre partialité pour votre pauvre mari…

— Non, ne dites pas partialité.

— Eh bien ! mon ange, l’opinion avantageuse — vous opposez-vous à ce mot-là ?

— Comment le pourrais-je, Alfred ?

— Cette opinion, chère âme, est injuste à l’égard de mister Boffin, et m’est trop favorable.

— J’ai eu tort au sujet de votre ami, je le reconnais, mais en ce qui vous concerne, non, non, non.

— Injuste envers mister Boffin, reprend mister Lammle d’une voix éloquente, parce qu’elle abaisse ce gentleman à mon faible niveau. Trop favorable pour moi, cher ange, parce qu’en me plaçant à côté de cet homme généreux, elle m’élève à une hauteur que je ne saurais atteindre. Mister Boffin a montré plus de patience qu’il ne m’aurait été possible d’en avoir.

— Même si l’affaire vous eût été personnelle ?

— La question n’est pas là, mon amour.

— Pas là ? reprend mistress Lammle ; oh ! savant légiste, dit-elle avec finesse.

— Non, cher ange. Du niveau inférieur où je me trouve, Sophronia ! mister Boffin m’apparaît comme un homme trop généreux, trop clément à l’égard d’êtres indignes de lui, et qui ne l’ont payé que d’ingratitude. Je ne saurais prétendre à cette magnanimité ; au contraire, elle excite mon indignation.

— Alfred !

— Oui, cher trésor, mon indignation contre les infâmes qui en sont l’objet ; indignation qui fait naître en moi l’ardent désir de me placer entre mister Boffin et ceux que vous connaissez. Pourquoi cela, direz-vous ? parce qu’étant d’une nature inférieure, je suis moins délicat, moins détaché de ce monde ; parce que, n’ayant pas sa grande âme, je suis plus froissé des torts qu’on a envers lui qu’il ne saurait l’être lui-même, et me sens plus capable de venger ses injures. »

Décider mister et missis Boffin à prendre part à la conversation ne paraît pas du tout facile ; missis Lammle en est frappée.