Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/295

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
291
L’AMI COMMUN.

combattre, elle s’est abandonnée au charme pénétrant de cette nuit sereine, et en a ressenti l’influence salutaire.

Elle s’est calmée peu à peu, a repris courage, et se dirige vers sa demeure, lorsqu’un bruit particulier la fait tressaillir. On dirait un bruit de coups, frappés avec violence. Elle prête l’oreille : ce bruit tombe lourdement dans l’air paisible. Elle écoute indécise, et tremblante : tout est silencieux. Elle écoute toujours, en retenant son haleine : elle entend un gémissement, puis la chute d’un corps dans la rivière.

Sans perdre de temps à crier au secours, — personne ne l’entendrait, — elle se précipite vers l’endroit d’où lui est venu ce bruit cruel. C’est bien sur cette rive ; mais plus éloigné qu’elle ne pensait : la nuit est si calme, et le son porte si loin au bord de l’eau. Elle gagne enfin une partie de la rive où l’herbe a été foulée récemment ; il s’y trouve des éclats de bois, des lambeaux d’étoffe. Elle se baisse : l’herbe est mouillée, la terre couverte de sang. Elle regarde la rivière, la suit à la clarté de la lune, et voit une figure sanglante que le courant emporte.

« Ciel miséricordieux ! je vous remercie du passé. Merci, de permettre qu’enfin il serve à une bonne action. Quelle que soit la personne à qui appartienne ce visage, aide-moi, Seigneur, à l’arracher à la mort, et à la rendre à ceux qui l’aiment. »

Cette prière est pensée avec ferveur, mais ne ralentit pas sa course. Elle va, rapide et ferme, — que pourrait-elle sans fermeté ? — elle va à ce débarcadère où elle a vu un bateau amarré sous un saule. Un tour de sa main habile, un pas de son pied sûr, un balancement de son corps flexible et la voilà dans le canot qu’elle a détaché. D’un coup d’œil, et bien que dans l’ombre, elle a vu les rames, suspendues au mur du jardin. Elle a pris la corde, repoussé le bateau, s’est lancée en plein clair de lune, et rame en descendant, comme jamais femme n’a ramé sur les eaux d’Angleterre.

Le regard attentif, et jeté par-dessus l’épaule, elle cherche des yeux la figure qui doit flotter en aval. L’embarcadère est déjà loin ; c’était à sa gauche ; elle a laissé à droite la rue du village, une rue montueuse qui vient plonger dans la Tamise, et dont les bruits s’affaiblissent de nouveau. Elle ralentit sa course et cherche partout cette figure sanglante.

Elle ne fait plus que maintenir le bateau contre le courant, et se repose sur ses rames, sachant bien que si le noyé tarde à reparaître, c’est qu’il est allé à fond, et qu’elle le dépasserait en poursuivant sa marche.

Des yeux moins expérimentés n’auraient jamais vu ce que les siens lui font apercevoir à l’arrière du bateau, à une distance