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L’AMI COMMUN.

— C’est vous, Jenny ! dit mister Riah en ôtant ses lunettes, qu’il posa doucement sur le pupitre ; je croyais que vous m’aviez abandonné.

— Oui, j’avais abandonné le loup perfide que j’ai trouvé un jour dans la forêt ; mais l’idée m’est venue que vous étiez de retour, marraine ; pourtant je n’en suis pas sûre ; car je vous ai vu sous les traits du loup ; et je viens vous faire une ou deux questions pour savoir à quoi m’en tenir ; voulez-vous me les permettre ?

— Certainement, dit le vieillard, qui, néanmoins, jeta vers la porte un regard inquiet, comme s’il avait redouté l’arrivée du maître.

— Est-ce le renard qui vous fait peur ? dit la petite ouvrière ; soyez tranquille, vous n’aurez pas sa visite de longtemps.

— Que voulez-vous dire, mignonne ?

— Je veux dire, répliqua miss Wren en s’asseyant à côté du juif, que le susdit animal a reçu le fouet d’une telle façon, que jamais renard, croyez-le bien, n’a senti les os et la peau lui élancer et lui cuire à ce point-là. » Et la petite ouvrière raconta l’aventure, sans mentionner toutefois les quelques grains de poivre.

« Maintenant, marraine, je voudrais savoir ce qui s’est passé depuis ma rencontre avec le loup. Je roule dans ma petite caboche une idée, grosse comme une bille ; — mais d’abord une question, sur votre parole d’honneur : êtes-vous Pubsey et Cie, ou seulement l’un ou l’autre ? »

Mister Riah secoua la tête d’une manière négative.

« N’est-ce pas alors Fledgeby qui est tous les deux ? »

Le vieillard fit un signe affirmatif, bien qu’avec répugnance. « Ma bille a maintenant la grosseur d’une orange, s’écria Jenny. Mais avant qu’elle grossisse davantage, laissez-moi fêter votre retour, marraine. »

L’honnête petite créature se jeta au cou du vieillard et l’embrassa de tout son cœur. « Je vous demande pardon, mille fois pardon ; j’en ai bien du regret ; j’aurais dû avoir plus de confiance en vous. Mais pouvais-je ne pas le croire ? je ne dis pas cela pour m’excuser, marraine. Mais pas un démenti, pas un mot pour vous défendre ! cela avait bien mauvais air.

— Si mauvais, répondit gravement le vieillard, que je m’en suis détesté. En pensant que vous deviez me haïr, vous et ce bon gentleman, je me suis fait horreur à moi-même ; et le soir plus que jamais, lorsque seul dans notre jardin, j’ai songé à la réprobation que j’attirais sur ma race. J’ai vu alors, pour la première fois, qu’en acceptant ce rôle odieux, ce n’était pas seulement ma