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L’AMI COMMUN.

La figure convulsée et tournée vers le feu, Bradley garda le silence ; puis, d’une voix calme et d’un air impassible, il dit enfin : « On ne tire pas de sang d’une pierre, Riderhood.

— Possib’ ; mais on tire d’l’argent d’un maît’ de pension.

— Vous ne pouvez pas tirer de moi ce qui n’y a jamais été, m’arracher ce que je n’ai pas. C’est un pauvre état que celui d’instituteur ; je vous ai déjà donné plus de deux livres ; savez-vous combien de temps, — je parle des années qu’il m’a fallu pour en arriver là, — combien de temps j’ai mis pour gagner pareille somme ?

— J’en sais rien, et j’m’en moque. Vot’ état est un état respectab’ ; vous avé une respectabilité, et quand i s’agit d’la sauver, ça vaut ben qu’vous mettiez en gage jusqu’à vot’ dernière chemise, qu’vous vendiez jusqu’à la dernière planche qu’y a dans vot’ maison ; qu’vous empruntiez jusqu’au dernier penny qu’on voudra vous prêter. Quand vous aurez fait ça, et qu’vous m’aurez tout passé, eh ben ! je vous lâcherai ; pa avant.

— Vous me lâcherez ! qu’entendez-vous par là ?

— J’entends, qu’à parti de ce soir, vous m’aurez pour compagnie ; l’écluse s’gardera toute seule. Où vous irez, j’irai moi-même. J’vous tiens ; je n’vous lâche pas. »

Bradley se retourna vers le feu. Tout en l’observant du coin de l’œil, Riderhood prit sa pipe, la bourra tranquillement, et se remit à fumer. Bradley posa ses coudes sur ses genoux, mit sa tête sur ses mains, et regarda le feu d’un air de profonde réflexion.

« Riderhood, reprit-il en se levant après un long silence, et en tirant sa bourse qu’il posa sur la table, dites-moi de vous donner cela, qui est tout l’argent que je possède ; dites-moi de vous donner ma montre ; dites-moi que tous les trimestres, quand je recevrai ce qui m’est dû, vous en aurez votre part et que…

— Pas d’ça, répondit Riderhood en secouant la tête et en continuant de fumer. Vous vous êtes sauvé une fois, j’veux pas courir de nouveaux risques ; j’ai eu assez d’mal à vous repincer ; j’en serais pas venu à bout, si un soir, comme vous filiez le long des murailles, j’vous avais pas rencontré et suivi jusqu’à vot’porte. En fin de compte, j’veux régler avec vous, et c’te fois pour de bon ; vous savez c’qui faut faire.

— J’ai toujours vécu seul, Riderhood ; et n’ai aucune ressource, en dehors de moi-même ; je ne connais personne ; je n’ai pas un seul ami.

— V’là un mensonge, dit Riderhood ; vous en avé une, d’amie, j’la connais ; et c’t’amie-là est bonne pour un livret de caisse d’épargne, ou je n’suis qu’un singe bleu.