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L’AMI COMMUN.

qu’on était dans cette chambre, Bella s’y rendit presque aussitôt. Elle y trouva Rokesmith, appelé sans doute comme secrétaire, car il avait des papiers à la main et se tenait debout près d’une table, devant laquelle mister Boffin était allongé dans un fauteuil.

« Vous êtes occupés ? dit Bella en ouvrant la porte.

— Du tout, ma chère, entrez, entrez ; vous êtes des nôtres. La vieille lady est là au coin du feu, comme d’habitude.

Mistress Boffin ayant ajouté à ces paroles un sourire et un signe de bon accueil, Bella, son livre à la main, vint s’asseoir auprès de l’excellente femme.

« Voyons ! dit le boueur doré en frappant sur la table un coup tellement sec que Bella en tressaillit, voyons, Rokesmith, où en étions-nous ?

— Vous disiez, monsieur, répondit le secrétaire avec une certaine répugnance, et en lançant un regard vers la cheminée, vous disiez que le moment était venu de fixer mes appointements.

— Dites vos gages, s’écria Boffin avec aigreur. Que diable ! quand j’étais en place, je n’ai jamais dit mes appointements.

— Mes gages, reprit Rokesmith.

— Vous n’avez pas d’orgueil, j’espère, dit mister Boffin en le regardant de côté.

— J’espère que non, monsieur.

— C’est que, voyez-vous, quand j’étais pauvre, je n’étais pas orgueilleux, moi ; la pauvreté et l’orgueil ça va mal ensemble ; ne l’oubliez pas ; c’est clair comme le jour : un homme pauvre, de quoi peut-il être fier ? C’est une stupidité. »

Rokesmith, un peu surpris, inclina légèrement la tête et parut approuver cette opinion en répétant des lèvres le mot stupidité.

« Pour en revenir à vos gages, reprit le boueur, … asseyez-vous. » Le secrétaire prit une chaise. « Pourquoi attendre que je vous le dise, demanda Boffin d’un air soupçonneux ; est-ce par orgueil ? Pour ce qui est de vos gages, puisque nous y voilà, je dis deux cents livres ; trouvez-vous que c’est assez ?

— L’offre est belle, monsieur, je vous remercie.

— Elle est suffisante, voilà tout, dit le boueur ; je ne veux pas donner plus qu’il ne faut ; un homme comme moi, c’est-à-dire qui a de la fortune, est tenu de considérer les prix courants. En premier, je n’y faisais pas attention ; mais depuis lors j’ai fréquenté les gens riches, et maintenant je connais les devoirs que la fortune impose. Ce n’est pas une raison, parce que j’en ai le moyen, pour faire hausser les prix. Un mouton vaut tant sur le marché ; je dois l’acheter au cours, pas davantage. Un secrétaire vaut tant par an ; je dois payer la somme et