Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/10

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s’allongeaient partout où il y avait de l’ombre, Marseille, où les langues avaient cessé de bourdonner comme les chiens d’aboyer, mais que troublaient parfois le tintamarre discordant des cloches d’église et le roulement impitoyable du tambour, Marseille, on le sentait rien qu’à l’odeur du brûlé, était donc en train de rissoler au soleil.

À cette époque, il existait dans la ville une prison abominable. Dans une des salles de cette prison, si repoussante que le soleil importun ne la regardait même pas en face, l’abandonnant à quelque clarté de rebut, à quelque lueur réfléchie, ramassée Dieu sait où, se trouvaient deux hommes. Auprès des deux hommes il y avait un banc déchiqueté et défiguré, fixé au mur, et sur lequel on avait grossièrement découpé un damier à coups de couteau, avec un jeu de dames formé de vieux boutons et d’os qui avaient servi à faire la soupe ; un jeu de dominos, deux paillassons et deux ou trois bouteilles. C’est là tout ce que renfermait la salle, sauf cependant les rats et d’autres vermines invisibles, sauf aussi la vermine visible, c’est-à-dire les deux hommes en question. Le peu de jour qu’elle recevait lui arrivait à travers une grille de fer, représentant une assez grande croisée, qui permettait d’inspecter à toute heure la prison, sans quitter les marches du sombre escalier sur lequel elle donnait. Il y avait une large saillie à cette grille, à l’endroit où l’extrémité inférieure des barreaux était scellée dans la maçonnerie, à trois ou quatre pieds au-dessus du sol. Sur cette saillie reposait l’un de ces deux hommes, à moitié assis et à moitié couché, les genoux ramassés, les pieds et les épaules plantés contre les parois opposées de la fenêtre. Il y avait assez d’espace entre les barreaux pour lui permettre d’y passer les bras jusqu’au coude, et il se retenait négligemment à la grille, pour plus de commodité.

Tout y sentait la prison. L’atmosphère emprisonnée, le jour emprisonné, l’humidité emprisonnée, les hommes emprisonnés ; tout enfin était détérioré par la captivité. De même que les prisonniers semblaient flétris et hagards, de même le fer était rouillé, les pierres étaient visqueuses, le bois pourri, l’air raréfié et le jour incertain. Pareille à un puits, à un caveau, à une tombe, la prison ne se doutait seulement pas de l’éclat extérieur ; au milieu même d’une des îles à épices de l’océan Indien, elle aurait conservé intacte son atmosphère corrompue.

L’homme couché sur la saillie de la fenêtre grillée avait même très froid. Avec un geste impatient, il ramena d’une de ses épaules son large manteau, de façon à le faire tomber plus lourdement autour de lui, et grommela :

« Au diable ce brigand de soleil qui ne brille jamais ici ! »

Il attendait sa pâture, et regardait obliquement à travers les barreaux, afin de voir le bas de l’escalier, avec une expression assez pareille à celle d’une bête féroce irritée par une attente du même genre. Mais ses yeux, trop rapprochés, n’étaient point placés dans sa tête aussi noblement que ceux du roi des animaux, et ils étaient plus