Page:Dickens - La Petite Dorrit - Tome 1.djvu/23

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entré ici. Je ressemble à un homme sensé qu’on renfermerait dans une maison de fous. Je ne puis pas souffrir qu’on me soupçonne de pareille chose. Je suis entré ici aussi bien portant que je l’avais jamais été ; mais me soupçonner d’avoir la peste, c’est me donner la peste. Et je l’ai eue, et je l’ai encore !

— Et vous la supportez très bien, monsieur Meagles, répondit son compagnon avec un sourire.

— Du tout. Si vous saviez ce qui en est, vous ne diriez pas ça. Je suis resté éveillé je ne sais combien de nuits, me disant : « Voilà que je l’ai attrapée ; voilà qu’elle est en train de se développer ; me voilà pris ; voilà que tous ces gaillards vont profiter de ma peste pour justifier leurs stupides précautions. » Tenez, j’aimerais autant me voir embrocher et clouer sur une carte au milieu d’une collection entomologique, que de mener la vie que j’ai menée ici.

— Eh bien, monsieur Meagles, n’en parlons plus, puisque c’est fini, dit une joyeuse voix de femme qui vint se mêler à la conversation.

— Fini ! répéta M. Meagles, qui semblait (ce n’était pourtant pas un méchant homme) se trouver dans cette disposition d’esprit toute particulière, où le dernier mot prononcé par un tiers renferme une nouvelle offense ; fini, et pourquoi donc n’en parlerions-nous plus parce que c’est fini ? »

C’est Mme Meagles qui avait adressé la parole à M. Meagles, et Mme Meagles avait, aussi bien que M. Meagles, l’air avenant et bien portant ; un de ces bons visages d’Anglaises qui, ayant contemplé plus de cinquante-cinq ans l’entourage confortable du foyer domestique, ont conservé un brillant reflet de ce bien-être.

« Là ! n’y pensez plus, père, n’y pensez plus ! dit Mme Meagles, de grâce, contentez-vous de notre Chérie.

— Notre Chérie ! » répéta M. Meagles, toujours de son ton indigné.

Chérie, cependant, se trouvait tout près de son père ; elle posa la main sur l’épaule de M. Meagles, qui s’empressa de pardonner à Marseille, et cela du fond du cœur.

Chérie pouvait avoir vingt ans. C’était une jolie fille avec d’abondants cheveux bruns qui retombaient en boucles naturelles ; une charmante fille, avec un visage ouvert et des yeux admirables, si grands, si doux, si brillants, si bien enchâssés dans ce bon et joli visage ! Elle était fraîche, potelée, et gâtée par-dessus le marché. Chérie avait encore un certain air de timidité qui lui allait à merveille ; c’était une grâce de plus, et franchement elle était assez avenante et assez jolie ; elle aurait bien pu s’en passer.

« Voyons, je vous le demande, dit M. Meagles avec une douceur pleine de confiance, en reculant d’un pas et en faisant avancer sa fille d’autant, afin qu’elle servît de démonstration à sa question ; je vous le demande franchement, comme un honnête homme s’adressant à la bonne foi d’un honnête homme, vous savez… Chérie