Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/102

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jauni, et n’avait qu’un seul soulier aux pieds. Il me sembla que toutes les garnitures fanées de ses vêtements étaient en papier, et je crus reconnaître le visage de miss Havisham, se balançant, en faisant des efforts pour m’appeler. Dans ma terreur de voir cette figure que j’étais certain de ne pas avoir vue un moment auparavant, je m’en éloignai d’abord, puis je m’en approchai ensuite, et ma terreur s’accrut au plus haut degré, quand je vis qu’il n’y avait pas de figure du tout.

Il ne fallut rien moins, pour me rappeler à moi, que l’air frais et la lumière bienfaisante du jour, la vue des personnes passant derrière les barreaux de la grille et l’influence fortifiante du pain, de la viande et de la bière qui me restaient. Et encore, malgré cela, ne serais-je peut-être pas revenu à moi aussitôt que je le fis, sans l’approche d’Estelle, qui, ses clefs à la main, venait me faire sortir. Je pensai qu’elle serait enchantée, si elle s’apercevait que j’avais eu peur, et je résolus de ne pas lui procurer ce plaisir.

Elle me lança un regard triomphant en passant à côté de moi, comme si elle se fût réjouie de ce que mes mains étaient si rudes et mes chaussures si grossières, et elle m’ouvrit la porte et se tînt de façon à ce que je devais passer devant elle. J’allais sortir sans lever les yeux sur elle, quand elle me toucha à l’épaule.

« Pourquoi ne pleures-tu pas ?

— Parce que je n’en ai pas envie.

— Mais si, dit-elle, tu as pleuré ; tu as les yeux bouffis, et tu es sur le point de pleurer encore. »

Elle se mit à rire d’une façon tout à fait méprisante, me poussa dehors et ferma la porte sur moi. Je rendis tout droit chez M. Pumblechook. J’éprouvai un immense soulagement en ne le trouvant pas chez lui.