Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/139

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j’ai été rongée par des dents plus aiguës que celles des souris. »

Elle porta la tête de sa canne à son cœur, en s’arrêtant pour regarder la table, et contempla ses habits autrefois blancs, aujourd’hui flétris et jaunis comme elle, la nappe autrefois blanche et aujourd’hui jaunie et flétrie comme elle, et tous les objets qui l’entouraient et qui semblaient devoir tomber en poussière au moindre contact.

« Quand la ruine sera complète, dit-elle, avec un regard de spectre, et lorsqu’on me déposera morte dans ma parure nuptiale, sur cette table de repas de noces, tout sera fini… et la malédiction tombera sur lui… et le plus tôt sera le mieux : pourquoi n’est-ce pas aujourd’hui ! »

Elle continuait à regarder la table comme si son propre cadavre y eût été étendu. Je gardai le silence. Estelle revint, et elle aussi se tint tranquille. Il me sembla que cette situation dura longtemps, et je m’imaginai qu’au milieu de cette profonde obscurité, de cette lourde atmosphère, Estelle et moi allions aussi commencer à nous flétrir.

À la fin, sortant tout à coup et sans aucune transition de sa contemplation, miss Havisham dit :

« Allons ! jouez tous deux aux cartes devant moi ; pourquoi n’avez-vous pas encore commencé ? »

Là-dessus nous rentrâmes dans la chambre et nous nous assîmes en face l’un de l’autre, comme la première fois : comme la première fois je fus battu, et comme la première fois encore, miss Havisham ne nous quitta pas des yeux ; elle appelait mon attention sur la beauté d’Estelle, et me forçait de la remarquer en lui essayant des bijoux sur la poitrine et dans les cheveux.

Estelle, de son côté, me traita comme la première