Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/225

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senti le matin une compassion sublime pour les pauvres créatures destinées à s’y rendre tous les dimanches de leur vie, puis enfin à être couchées obscurément sous ces humbles tertres verts. Je me promis de faire quelque chose pour elles, un jour ou l’autre, et je formai le projet d’octroyer un dîner composé de roastbeef, de plum-pudding, d’une pinte d’ale et d’un gallon de condescendance à chaque personne du village.

Si jusqu’alors j’avais souvent pensé avec un certain mélange de honte à ma liaison avec le fugitif que j’avais autrefois rencontré au milieu de ces tombes, quelles ne furent pas mes pensées ce jour-là, dans le lieu même qui me rappelait le misérable grelottant et déguenillé, avec son fer et sa marque de criminel ! Ma consolation était que cela était arrivé il y avait déjà longtemps ; qu’il avait sans doute été transporté bien loin ; qu’il était mort pour moi, et qu’après tout, il pouvait être véritablement mort pour tout le monde.

Pour moi, il n’y avait plus de tertres humides, plus de fossés, plus d’écluses, plus de bestiaux au pâturage ; ceux que je rencontrais me parurent, à leur démarche morne et triste, avoir pris un air plus respectueux, et il me sembla qu’ils retournaient leur tête pour voir, le plus longtemps possible, le possesseur d’aussi grandes espérances.

« Adieu, compagnons monotones de mon enfance, dès à présent, je ne pense qu’à Londres et à la grandeur, et non à la forge et à vous ! »

Je gagnai, en m’exaltant, la vieille Batterie ; je m’y couchai et m’endormis, en me demandant si miss Havisham me destinait à Estelle.

Quand je m’éveillai, je fus très-surpris de trouver Joe assis à côté de moi, et fumant sa pipe. Joe salua mon réveil d’un joyeux sourire et me dit :