Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/28

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cœur et à mes entrailles. J’éprouvais une terreur mortelle au souvenir de mon interlocuteur à la jambe ferrée. J’éprouvais une terreur mortelle de moi-même, depuis qu’on m’avait arraché ce terrible serment ; je n’avais aucun espoir d’être délivré de cette terreur par ma toute-puissante sœur, qui me rebutait à chaque tentative que je faisais ; et je suis effrayé rien qu’en pensant à ce qu’un ordre quelconque aurait pu m’amener à faire sous l’influence de cette terreur.

Si je dormis un peu cette nuit-là, ce fut pour me sentir entraîné vers les pontons par le courant de la rivière. En passant près de la potence, je vis un fantôme de pirate, qui me criait dans un porte-voix que je ferais mieux d’aborder et d’être pendu tout de suite que d’attendre. J’aurais eu peur de dormir, quand même j’en aurais eu l’envie, car je savais que c’était à la première aube que je devais piller le garde-manger. Il ne fallait pas songer à agir la nuit, car je n’avais aucun moyen de me procurer de la lumière, si ce n’est en battant le briquet, ou une pierre à fusil avec un morceau de fer, ce qui aurait produit un bruit semblable à celui du pirate agitant ses chaînes.

Dès que le grand rideau noir qui recouvrait ma petite fenêtre eût pris une légère teinte grise, je descendis. Chacun de mes pas, sur le plancher, produisait un craquement qui me semblait crier : « Au voleur !… Réveillez-vous, mistress Joe !… Réveillez-vous !… » Arrivé au garde-manger qui, vu la saison, était plus abondamment garni que de coutume, j’eus un moment de frayeur indescriptible à la vue d’un lièvre pendu par les pattes. Il me sembla même qu’il fixait sur moi un œil beaucoup trop vif pour sa situation. Je n’avais pas le temps de rien vérifier, ni de choisir ; en un mot, je n’avais le temps de rien faire. Je pris du pain, du fro-