Page:Dickens - Les Grandes Espérances, Hachette, 1896, tome 1.djvu/62

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« Il a voulu me tuer, et je serais un homme mort si vous n’étiez pas arrivés…

— Il ment ! dit mon forçat avec une énergie féroce ; il est né menteur, et il mourra menteur. Regardez-le… n’est-ce pas écrit sur son front ? Qu’il me regarde en face, je l’en défie. »

L’autre, s’efforçant de trouver un sourire dédaigneux, ne réussit cependant pas, malgré ses efforts, à donner à sa bouche une expression très-nette ; il regarda les soldats, puis les nuages et les marais, mais il ne regarda certainement pas son interlocuteur.

« Le voyez-vous, ce coquin ? continua mon forçat. Voyez comme il me regarde avec ses yeux faux et lâches. Voilà comment il me regardait quand nous avons été jugés ensemble. Jamais il ne me regardait en face. »

L’autre, après bien des efforts, parvint à fixer ses yeux sur son ennemi en disant :

« Vous n’êtes pas beau à voir. »

Mon forçat était tellement exaspéré qu’il se serait précipité sur lui, si les soldats ne se fussent interposés.

« Ne vous ai-je pas dit, fit l’autre forçat, qu’il m’assassinerait s’il le pouvait ? »

On voyait qu’il tremblait de peur ; et il sortait de ses lèvres une petite écume blanche comme la neige.

« Assez parlé, dit le sergent, allumez des torches. »

Un des soldats, qui portait un panier au lieu de fusil, se baissa et se mit à genoux pour l’ouvrir. Alors mon forçat, promenant ses regards pour la première fois autour de lui, m’aperçut. J’avais quitté le dos de Joe en arrivant au fossé, et je n’avais pas bougé depuis. Je le regardais, il me regardait ; je me mis à remuer mes mains et à remuer ma tête ; j’avais attendu qu’il me vît pour l’assurer de mon innocence. Il ne me fut