Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/55

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prononcé ces mots, que les six régiments, agissant comme un seul homme, et comme s’ils n’avaient eu qu’un seul point de mire, couchèrent en joue les malheureux pickwickiens, et firent la plus effroyable décharge qui ait jamais ébranlé le centre de la terre ou le courage d’un gentleman un peu mûr.

Dans cette situation critique, exposé à un feu continuel de cartouches blanches, harassé par les opérations des troupes, auxquelles un nouveau renfort venait d’arriver, se développant derrière M. Pickwick, il montra cet admirable sang-froid, compagnon nécessaire d’un esprit supérieur. Saisissant M. Winkle par le bras, et se plaçant entre lui et M. Snodgrass, il les engagea instamment à remarquer qu’excepté le danger d’être assourdi par le bruit, il n’y avait aucun péril à redouter.

« Mais… mais…, dit M. Winkle, en pâlissant, supposez que les soldats aient quelques cartouches à balles, par erreur ? Je viens d’entendre un sifflement aigu, juste à mon oreille.

— Ne ferions-nous pas mieux de nous jeter à plat-ventre ? demanda M. Snodgrass ?

— Non, non, tout est fini maintenant, répondit M. Pickwick. » Et en disant ces mots, ses lèvres pouvaient trembler, ses joues pouvaient blanchir, mais aucune expression de crainte ou d’inquiétude ne s’échappa de la bouche de cet homme immortel.

M. Pickwick ne s’était pas trompé ; la fusillade était terminée. Il ne songeait donc plus qu’à se féliciter de la justesse de son hypothèse, quand il aperçut sur toute la ligne un mouvement rapide. Les cris de commandement retentirent, et avant que nos voyageurs eussent eu le temps de former une conjecture relativement à cette nouvelle manœuvre, les six régiments tout entiers firent une charge à la baïonnette au pas de course sur le lieu même où M. Pickwick et ses amis étaient stationnés.

Tout homme est mortel, et le courage humain a des bornes. Pendant un instant M. Pickwick regarda à travers ses lunettes la masse compacte qui s’avançait ; puis il lui tourna le dos, et se mit… nous ne dirons pas à fuir, premièrement, parce que c’est une expression déshonorante ; secondement, parce que la personne de M. Pickwick n’était nullement appropriée à ce genre de retraite. Il se mit à trotter aussi vite que le lui permettaient le peu de longueur de ses jambes et la pesanteur de