Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/65

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et parfois, avec un léger murmure, elle étincelait sous les rames des pêcheurs, qui suivaient lentement le courant, dans leurs bateaux lourds mais pittoresques.

La vue de ce riant tableau avait plongé M. Pickwick dans une agréable rêverie. Il en fut tiré par un profond soupir qu’il entendit auprès de lui, et par un léger coup frappé sur son épaule. Il se retourna et reconnut l’homme lugubre.

« Vous contempliez cette scène ? lui dit celui-ci d’une voix grave.

— Oui, monsieur, répliqua M. Pickwick.

— Et vous vous félicitiez d’être levé de si bonne heure ?  »

M. Pickwick fit un signe d’assentiment.

« Ah ! il faut se lever de bonne heure en effet, pour voir le soleil dans sa splendeur, car son éclat dure rarement pendant toute la journée. Le commencement du jour et le matin de la vie ne sont, hélas ! que trop semblables !

— Vous avez raison, monsieur.

— On dit souvent, continua l’homme lugubre, on dit souvent : le temps est trop beau ce matin, cela ne durera pas. Avec quelle justesse cette réflexion s’applique à notre existence ! Que ne donnerais-je pas pour revoir les jours de mon enfance, ou pour les oublier à jamais !

— Vous avez eu beaucoup de chagrins ? demanda M. Pickwick avec compassion.

— Oui certes, répliqua l’homme lugubre d’une voix saccadée ; plus qu’on ne pourrait le croire en me voyant aujourd’hui. Il s’arrêta une minute et reprit brusquement : Avez-vous jamais pensé, par une matinée comme celle-ci, que ce serait une chose douce et délicieuse de se noyer ?

— Non ! que Dieu me protège ! s’écria M. Pickwick, en se reculant un peu, dans la crainte que l’étranger n’eût envie de le pousser par-dessus le parapet pour faire une expérience.

— Moi, je l’ai souvent pensé, poursuivit l’homme lugubre sans avoir l’air de remarquer ce mouvement : cette eau froide et tranquille semble m’inviter, en murmurant, à y chercher le repos et l’oubli. On saute… pouf !… on se débat un instant… l’onde s’élève par-dessus votre tête… le tourbillon s’efface… l’eau redevient claire… et vos douleurs sont à jamais terminées !  »

L’œil caverneux de l’homme lugubre lançait des flammes tandis qu’il parlait ainsi. Mais cette excitation momentanée s’apaisa bientôt ; il se détourna d’un air calme, et dit :