Page:Dickens - Les Papiers posthumes du Pickwick Club, Hachette, 1893, tome 1.djvu/89

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ses dents étaient serrées avec rage, lorsqu’il s’éloigna de la maison paternelle.

Tel était donc le retour qui avait occupé son esprit pendant un si grand nombre d’années pénibles, et pour lequel il avait supporté tant de souffrances ! Pas un visage ami, pas un regard de pardon, pas une main pour l’aider, pas une maison pour l’accueillir ; et cela dans le village où il était né ! Quel abandon ! quelle solitude ! plus amère mille fois que celle des contrées sauvages où il avait été exilé !

Il reconnut alors que, sur la terre lointaine de l’infamie et de la servitude, il s’était représenté les lieux de sa naissance tels qu’il les avait laissés, non pas tels qu’il devait les retrouver. La triste réalité se dévoila tout d’un coup à son esprit, et abattit son courage. Il n’eut pas la force de prendre des informations ni de se présenter à la seule personne qui devait le recevoir avec compassion. Il marcha lentement devant lui, évitant la grande route, comme un coupable, entra dans une prairie qu’il avait parcourue jadis dans tous les sens, couvrit son visage de ses mains, et se laissa tomber sur l’herbe.

Un homme, qu’Edmunds n’avait point aperçu, était assis tout auprès de lui sur la terre. Il se retourna pour regarder le nouveau venu, et Edmunds entendant le frôlement de ses habits releva la tête.

Cet homme portait le costume du Work-House ; son corps était courbé, sa face jaune et ridée. Il paraissait très-vieux, mais plutôt par l’effet destructeur de l’intempérance et des maladies que par le résultat graduel des années. Ses yeux étaient lourds et ternes, mais quand ils eurent contemplé Edmunds pendant quelques instants, ils s’animèrent d’une étrange expression d’alarme, et s’ouvrirent si horriblement qu’ils semblaient près de sortir de leur orbite.

Le convict, se levant peu à peu sur ses genoux, examinait avec une anxiété toujours croissante le visage du vieillard. Ils s’observèrent ainsi en silence durant assez longtemps.

Tout à coup le vieillard tressaillit, devint affreusement pâle, se leva en chancelant et recula quelques pas, en voyant qu’Edmunds se levait aussi.

« Parlez-moi ! que j’entende le son de votre voix ! s’écria le libéré palpitant d’émotion.

— N’avance pas ! » s’écria le vieillard en blasphémant.

Mais Edmunds ne l’écoutait point et continuait à s’approcher de lui.