Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/113

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tage de parler à l’objet de sa passion, ou même de reposer sur elle ses yeux, si ce n’est en deux occasions ; encore n’avait-elle fait alors que paraître et disparaître avec la rapidité de l’éclair, ou, comme disait Nicolas dans ses éternelles conversations avec lui-même sur ce sujet intéressant, ce n’avait été qu’une apparition de jeunesse et de beauté trop brillante pour durer longtemps. Ce qu’il y a de sûr, c’est que son ardeur et son dévouement restaient sans récompense : on ne voyait plus la demoiselle. C’était donc de l’amour en pure perte, et quel amour ! de quoi en défrayer honnêtement une douzaine de gentlemen de notre temps. Tout ce qu’y gagnait Nicolas, c’était de devenir tous les jours plus mélancolique, plus sentimental, plus langoureux.

Les choses en étaient là, quand la banqueroute d’un correspondant des frères Cheeryble, en Allemagne, imposa à Tim Linkinwater et à Nicolas un travail forcé pour la vérification de comptes longs et embrouillés, embrassant un laps de temps considérable. Pour en finir plus tôt, Tim Linkinwater ouvrit l’avis que, pendant une semaine ou deux, on restât au bureau jusqu’à dix heures du soir. Nicolas accueillit de grand cœur cette proposition, car rien ne rebutait son zèle pour le service de ses chers patrons, pas même son amour romanesque, quoique l’amour ne soit guère compatible avec les affaires. Dès leur première veille, le soir, à neuf heures, arriva, non pas la demoiselle en personne, mais sa suivante, qui, après être restée enfermée quelque temps avec le frère Charles, partit, pour revenir le lendemain à la même heure, et le surlendemain, et ainsi de suite.

Ces visites répétées enflammèrent la curiosité de Nicolas au plus haut degré. Le supplice de Tantale n’était rien auprès de ses tourments ; et, désespérant de pouvoir approfondir ce mystère sans négliger son devoir, il confia son secret tout entier à Newman Noggs, le priant, en grâce, de faire le guet toute la soirée, de suivre la jeune fille jusque chez elle, de prendre tous les renseignements qu’il pourrait se procurer sur le nom, la condition, l’histoire de sa maîtresse, sans cependant exciter de soupçons, enfin, de lui faire du tout un rapport fidèle et détaillé dans le plus bref délai.

Jugez si Newman Noggs était fier de cette preuve de confiance. Dès le soir même il alla se poster dans le square, une grande heure d’avance ; il se planta derrière la pompe, enfonça son chapeau sur ses yeux, et se mit à faire le pied de grue avec un air de mystère si peu dissimulé, qu’il ne devait pas manquer d’éveiller les soupçons de tous les passants. Aussi, plusieurs bonnes qui vinrent tirer de l’eau dans leurs seaux, et quelques