Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/237

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— À ce compte, l’archevêque Turpin, Améric Vespuce et tous les plagiaires pourraient se vanter d’avoir créé la gloire des célébrités qu’ils ont pillées avec tant d’impudence.

— Je ne connais pas ces messieurs-là, répondit l’homme de lettres.

— Il est vrai que vous avez pour vous l’exemple de Shakespeare, qui a mis sur la scène des histoires déjà publiées.

— Vous voulez parler de ce cher William, monsieur ? C’est vrai, il a fait comme nous. Certainement William était un metteur en œuvre, et même s’il ne s’en acquittait pas mal, à tout prendre.

— Vous m’avez interrompu comme j’allais dire, répliqua Nicolas, que Shakespeare a tiré le sujet de plusieurs de ses pièces de contes et de légendes antiques tombés dans le domaine public ; mais, qu’à mon avis, il y a aujourd’hui dans votre profession bien des messieurs qui ne se gênent pas pour aller plus loin.

— Vous avez bien raison, monsieur, dit en l’interrompant le dramaturge, renversé d’un air fat sur le dos de sa chaise, et donnant de l’exercice à son cure-dent ; l’intelligence humaine, monsieur, a progressé depuis son temps, elle progresse, elle progressera…

— Quand je disais qu’ils sont allés plus loin, monsieur, reprit Nicolas, je ne l’entendais pas du tout comme vous. Si Shakespeare a fait entrer dans le cercle magique de son génie universel les traditions qui se rattachaient d’une manière particulière à son but, s’il a fait, des matières les plus communes, des astres radieux capables de jeter sur le monde, pendant des siècles, une lumière resplendissante, vous, vous fourrez quand même dans le cercle magique de votre imbécillité des sujets qui répugnent à l’essence même du théâtre, et vous rapetissez tout, comme tout s’agrandissait sous ses mains. Vous prenez, par exemple, les livres encore incomplets d’auteurs vivants, vous les leur arrachez des mains, encore humides de la presse, pour tailler, couper, rogner, pour les proportionner à la force et à la taille de vos acteurs, à la capacité de vos théâtres ; vous cousez à l’œuvre originale de dénouement qui leur manquait encore ; vous brochez en courant, avec une précipitation cruelle, des idées que le créateur de son œuvre médite maintenant même dans le travail de ses journées laborieuses, dans les fatigues de ses nuits sans sommeil. Vous vous emparez des incidents qu’il invente, du dialogue qu’il élabore, des derniers mots qu’il a tracés de sa plume, il n’y a pas plus de quinze jours, vous vous en servez