Page:Dickens - Nicolas Nickleby, trad. Lorain, 1885, tome 2.djvu/299

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et dans celui de ma famille des sensations à la fois naturelles et flatteuses ; mais aujourd’hui je regarde ce même homme avec des émotions qui surpassent tout ce qu’on peut dire, et je me demande ce qu’il a fait de son honneur, de sa loyauté, enfin de sa nature humaine.

— Suzanne Kenwigs, dit M. Lillyvick en se tournant humblement vers sa nièce, est-ce que vous ne voulez rien me dire ?

— Et comment voulez-vous qu’elle le puisse, monsieur, dit M. Kenwigs en frappant sur la table avec énergie. La nourriture d’un petit enfant bien portant, ainsi que le chagrin ressenti de votre conduite cruelle, l’ont réduite à ce point de faiblesse que c’est à peine si quatre pintes de bière par jour peuvent suffire à la soutenir.

— Je suis charmé, dit le pauvre percepteur avec douceur, d’apprendre que ce soit un petit enfant bien portant, j’en suis charmé. »

C’était là prendre les Kenwigs par leur faible. Aussi, à l’instant même, Mme Kenwigs fondit en larmes et M. Kenwigs montra la plus vive émotion.

« Mon sentiment le plus cher, dit-il tristement, pendant tout le temps que nous avons attendu la venue de cet enfant, c’était de me dire ceci : Si c’est un garçon, comme je l’espère, car j’ai entendu dire bien des fois à son oncle Lillyvick qu’il préfèrerait que celui-ci fût un garçon, si c’est un garçon, que dira l’oncle Lillyvick, quel est le nom qu’il voudra qu’on lui donne ? L’appellera-t-on Pierre ? ou Alexandre ? ou Pompée ? ou Diogène ? ou comment ? Et aujourd’hui, quand je le regarde, pauvre enfant chéri, innocent, abandonné, tout ce qu’il peut faire avec ses petits bras, c’est de déchirer son petit bonnet. Tout ce qu’il peut faire avec ses petites jambes, c’est de se donner des coups de pied à soi-même. Quand je le vois étendu dans le giron de sa mère, et, dans son état d’innocence, s’étouffant presque en se fourrant son petit poing dans la bouche ; quand je le vois et que je pense que son oncle Lillyvick, ici présent, qui devait tant l’aimer, s’est retiré de lui, je me sens saisir d’un sentiment de vengeance impossible à décrire, et il me semble entendre le cher et précieux enfant me dire lui-même de haïr son oncle. »

Ce tableau touchant émut si profondément Mme Kenwigs qu’elle essaya longtemps vainement d’amener à bien quelques paroles imparfaites qui avortèrent en route, noyées et submergées dans des flots de larmes. Enfin :

« Mon oncle, dit-elle, qui l’aurait jamais cru, que vous nous