Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/146

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où Martin se disposait à en prendre, laissant en souvenir un jus qui eût soulevé le cœur d’un vidangeur.

Quand Elijah Pogram (pour qui cet incident n’était qu’un détail journalier) vit Martin repousser l’assiette et s’abstenir de prendre du beurre, il fut enchanté et dit :

« Vraiment, votre haine mortelle à vous autres Anglais pour les institutions de notre pays est quelque chose d’étourdissant.

– Sur ma vie, s’écria Martin à son tour, voilà bien le plus étrange rapprochement qu’on ait jamais fait. Un homme s’érige volontairement en pourceau, et ça devient une institution ! …

– Nous n’avons pas le temps d’acquérir des formes, dit Elijah Pogram.

– Acquérir ! … s’écria Martin. Mais il n’est pas question de rien acquérir. Il s’agit de ne pas perdre la politesse naturelle même à un sauvage, et cette bonne éducation instinctive qui avertit un homme de ne blesser ni dégoûter personne. Ne pensez-vous pas, par exemple, que l’individu en question ne sait pas parfaitement à quoi s’en tenir, mais qu’il regarde comme chose très-belle et très-indépendante de se montrer une brute dans les petits actes de la vie privée ?

– C’est un compatriote, dit M. Pogram, et naturellement il est vif et sans façon.

– Voyez cependant, M. Pogram, ce qui s’ensuit, continua Martin. La majeure partie de vos concitoyens débutent par négliger obstinément les petites précautions sociales, qui n’ont rien de commun avec l’élégance, la coutume, l’usage, le gouvernement ou la patrie, mais qui sont des actes de politesse générale, de convenance naturelle et humaine. Vous les approuvez en cela, puisque vous trouvez que toutes les critiques qu’on peut faire de leurs infractions à la sociabilité sont une attaque contre un des plus beaux traits de votre caractère national. À force de dédaigner les petites obligations, ils arrivent dans un laps de temps régulier à en mépriser de grandes, et, par exemple, à refuser de payer leurs dettes. J’ignore s’ils le font ou s’ils ne sont pas éloignés de le faire ; mais chacun, s’il veut bien y prendre garde, peut voir aisément que ce résultat se produira un jour par un progrès tout naturel, et que ce sera comme le développement d’un grand arbre qui doit tomber bientôt parce qu’il est pourri à la racine. »

M. Pogram avait l’esprit trop philosophique pour envisager ainsi les choses. Ils remontèrent sur le pont : là, l’homme po-