Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/32

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Dans certains quartiers de Londres et de la banlieue M. Jobling était, ainsi qu’on a pu le remarquer déjà, un personnage très-populaire. Il possédait un menton éminemment spirituel et une voix pompeuse dont la rudesse n’empêchait pas quelques notes pénétrantes d’arriver au cœur, comme un rayon de lumière qui traverse la couche empourprée d’un vin vieux de Bourgogne première qualité. Sa cravate et son jabot étaient toujours des plus blancs, ses habits des plus noirs et des plus luisants, sa chaîne de montre en or des plus lourdes, et ses breloques des plus volumineuses. Ses bottes, dont le vernis était des plus irréprochables, craquaient toujours lorsqu’il marchait. Peut-être savait-il mieux qu’aucun homme au monde secouer la tête, se frotter les mains, se chauffer devant le feu, et il avait une façon particulière de faire claquer ses lèvres et de dire : « Ah ! » de temps en temps, pendant que les malades lui soumettaient les diagnostics de leur souffrance, qui inspirait une grande confiance. Il semblait faire entendre par là : « Je sais mieux que vous ce que vous allez me conter ; mais continuez, continuez. » Comme il parlait imperturbablement en toute occasion, soit qu’il eût ou non quelque chose à dire, on s’accordait généralement à reconnaître « qu’il était plein d’anecdotes, » et son expérience ainsi que le profit qu’il en avait dû tirer étaient regardés pour cette raison comme une chose qui passait toute créance. Ses malades du beau sexe ne pouvaient trop l’apprécier ; et, parmi ses admirateurs mâles, les plus froids disaient toujours de lui à leurs amis : « Quelle que soit l’habileté de Jobling dans l’exercice de sa profession (et l’on ne pouvait nier qu’il jouît d’une haute réputation), le docteur est un des plus aimables compagnons que vous ayez jamais connus ! »

Pour bien des motifs, et principalement à cause de ses relations avec des négociants et leurs familles, Jobling était exactement la personne que la Compagnie Anglo-Bengali avait besoin de s’attacher comme fonctionnaire médical. Mais Jobling aussi était trop fin pour se lier plus étroitement avec la Compagnie que par les appointements d’un fonctionnaire payé (et très-bien payé), et pour permettre, s’il pouvait l’empêcher, qu’on prît au dehors le change sur la nature de ses relations. Aussi s’arrangeait-il toujours pour expliquer l’affaire de la manière suivante à un malade qui lui posait la question :

« En ce qui regarde l’Anglo-Bengali, mon cher monsieur, mes informations sont bornées, très-bornées. Je suis le fonc-