Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/42

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Alors, dit Tigg Montague, nous accordons des annuités aux termes les plus bas et les plus avantageux qu’on connaisse sur le marché ; et les vieilles dames, les vieux gentlemen du pays les achètent. Ah ! ah ! ah ! Et nous les payons… peut-être. Ah ! ah ! ah !

– Mais cela n’est pas sans entraîner quelque responsabilité, dit Jonas d’un air de doute.

– Quant à la responsabilité, je la prends sur moi, dit Tigg Montague. Je suis ici pour répondre de tout. Je suis le seul responsable dans l’établissement. Ah ! ah ! ah ! Et puis, il y a les assurances sur la vie sans intérêt, les polices, etc. C’est très-profitable, très-confortable. L’argent est versé, vous comprenez, cela se répète chaque année : la bonne farce !

– Mais quand ça commencera à rentrer ? … observa Jonas. C’est fort bien, tant que l’Office est encore nouveau : mais lorsque les assurés commenceront à mourir, voilà ce qui me tracasse.

– Au premier coup d’œil, mon cher ami, dit Montague, pour vous montrer combien vous jugez sainement les choses, nous avons eu une couple de chiennes de morts qui nous ont réduits à un piano à queue.

– Qui vous ont réduits à quoi ? s’écria Jonas.

– Je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée, dit Tigg Montague, que j’ai tiré de l’argent de toutes les pièces de mon mobilier, et que je me suis trouvé sans autre ressource au monde qu’un grand piano seulement. Et il était tellement haut, qu’à peine pouvais-je m’asseoir dessus. Mais, mon cher ami, nous avons surmonté la difficulté. Cette semaine-là, nous avons émis bon nombre de polices nouvelles (un joli cadeau, par parenthèse, que nous avons fait là aux solliciteurs ! ), et nous sommes remontés bientôt sur notre bête. Si, un de ces jours, les chances venaient à tourner péniblement par quelque décès, ainsi que vous me le faisiez observer très-judicieusement, alors… »

Il acheva sa phrase tellement bas qu’il était impossible d’entendre autre chose qu’un mot isolé, et encore prononcé imparfaitement. Ce mot était :

« Filer.

– En vérité, vous avez un front d’airain, dit Jonas, dans le paroxysme de l’admiration.

– Ma foi ! va pour un front d’airain, mon cher ami, quand on gagne de l’or en échange. »