Page:Dickens - Vie et aventures de Martin Chuzzlewit, 1866, tome2.djvu/56

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tant de chaleur dans cette supplication, que le jeune garçon n’eut pas le courage de rester là plus longtemps. Cependant il s’arrêta au bas de l’escalier et se mit à écouter.

« Je ne parlerais pas ainsi si j’étais à jeun ! répéta Jonas. Vous savez bien le contraire. Est-ce que je ne vous ai jamais parlé ainsi quand j’étais à jeun ?

– Oh ! si, bien souvent ! répondit-elle à travers ses larmes.

– Écoutez ! cria Jonas en frappant du pied le parquet. Il y a eu un temps où vous m’avez fait endurer votre belle humeur, et, ma foi, maintenant c’est à vous à endurer la mienne. Je m’étais toujours promis qu’il en serait ainsi. Je ne vous ai pas épousée pour autre chose ; je vous ferai voir quel est le maître de nous deux et quel est l’esclave !

– Le ciel sait si je suis obéissante, dit la jeune femme en sanglotant. Je le suis plus que je n’aurai jamais cru pouvoir me résigner à l’être ! »

Jonas se mit à rire tout triomphant dans son ivresse.

« Ah ! vous commencez donc à vous en apercevoir ! … Patience, vous en verrez bien d’autres avec le temps. Les griffons ont des griffes, ma belle. Il n’y a pas de joli petit dédain que vous m’ayez fait subir, pas de jolis tours que vous m’ayez joués, pas de jolie petite insolence que vous m’ayez témoignée, que je ne sois disposé à vous faire payer au centuple. Pourquoi donc croyez-vous que je vous aie épousée, beau mufle ? » dit-il avec un dédain sauvage.

Comment ne se laissa-t-il pas au moins attendrir en l’entendant chanter un air qu’il aimait, pour essayer, malgré la douleur dont son cœur débordait, de le faire changer d’humeur ?

« Oh ! oh ! dit-il, vous êtes sourde, à ce qu’il paraît ? Vous ne m’entendez pas ? Tant mieux pour vous. Je vous hais. Je me hais moi-même d’avoir eu la folie de me mettre un boulet pareil au pied pour le seul plaisir de le piétiner à mon gré. Quand je pense qu’avec la perspective qui s’ouvre en ce moment devant moi, je pourrais épouser n’importe qui ! Mais non, je ne le voudrais pas ; je resterais célibataire, je vivrais seul, en garçon, avec des amis que j’ai. Au lieu de cela, me voilà lié à une bûche. Pouah ! Qu’avez-vous besoin de venir me montrer votre face blême quand je rentre chez moi ? Ne voulez-vous pas me laisser le plaisir de vous oublier ?

– Comme il est tard ! » dit-elle d’un ton enjoué. Puis ouvrant la persienne après un intervalle de silence : « Il est grand jour, Jonas.