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BEA

édifice dans les cinq ordres d’Architecture (Voyez Ordre, Colonne, Entrecolonnement, Renflement, Module) n’étant fondées que sur des observations à l’œil, toujours un peu incertaines, ou sur des exemples souvent équivoques, ne sont pas des règles tout à fait indispensables. Aussi voyons nous les grands Architectes prendre la liberté de se mettre au-dessus d’elles, y ajouter, en rabattre, en imaginer de nouvelles, selon les circonstances qui déterminent le coup d’œil. Voilà donc un Beau arbitraire, un Beau de génie & de système, qu’on peut admettre dans les arts, mais toujours sans préjudice du Beau essentiel, qui est une barrière qu’on ne doit jamais passer.

Quelquefois pourtant les grands génies sont assez hardis pour se permettre quelques licences contre certaines règles du Beau essentiel, quand ils ont prévus que ces petits défauts donneroient lieu à de grandes beautés, ou qu’ils rendroient plus remarquables celles qu’ils avoient dessein d’y faire plus dominer, ou enfin que ces défauts paroîtroient des beautés au plus grand nombre des Spectateurs ; c’est-à-dire, qu’ils font des fautes pour avoir le plaisir de les racheter avec avantage. Cette espèce de Beau arbitraire ne sied qu’aux plus grands maîtres.

☞ L’idée du Beau qui nous a saisi dans le total d’un bel ouvrage, nous suit dans l’examen des parties. Si l’on en rencontre quelqu’une qui s’écarte de la règle, on la voit si bien accompagnée, qu’on lui donne en propre une beauté qu’elle ne tire que de son accompagnement. Si c’est un ouvrage de l’art, sorti de quelque main fameuse, ce défaut change de nom ; on y remarque du génie, on y soupçonne du mystère, on le métamorphose en coup de maître. Si c’est un ouvrage de la nature, un beau visage, par exemple, où l’on observe quelque petite irrégularité, on érige ce défaut en agrément. On passe tout au talent ou au bonheur de plaire.

☞ Si l’on rencontre ce même défaut dans quelque imitation, quoiqu’imparfaite de l’ouvrage ou de la personne qu’on admire, l’idée du Beau se réveille aussi-tôt dans l’esprit. On avoit admiré ce défaut dans l’original, par le mérite emprunté de ses accompagnemens : on l’admire encore, quoiqu’isolé, dans la copie, par la force de l’habitude qui prévient la réflexion. On veut croire que tout est Beau dans ce qu’on estime, plus beau encore dans ce qu’on aime.

☞ Par cette manière de raisonner, si commune parmi les hommes, combien de laideurs travesties en beautés ? Combien de peuples ont trouvé de la grâce dans plusieurs défauts visibles ? Un front étroit, un nez court, de petits yeux, de grosses lèvres, sont devenues des beautés nationales. D’abord on ne les avoit trouvé que supportables, & seulement dans certaines personnes, en faveur de quelque heureuse compensation. A force de les voir, ils ont passé peu à peu pour excusables, puis pour louables, & enfin de degrés en degrés pour des agrémens nécessaires à la beauté du pays. Voilà pour ce qui regarde le Beau personnel.

☞ Dans les modes, combien de beautés arbitraires n’ont-elles pas été inventées pour parer celle qu’on a, ou, pour suppléer celle qu’on n’a pas ? On porte en Europe des pendans d’oreilles : dans le Mogol on y joint des pendans de nez. En France on se poudre les cheveux, & on les frise pour les mettre en boucles. En Canada on se les graisse pour les laisser pendre sur les épaules. Dans le nouveau Monde on voit des peuples entiers qui se peignent le visage de mille couleurs étrangères : chez nous qui nous piquons d’être plus élégans, on met un masque de fard, peint à la vérité de couleurs plus naturelles, mais qui n’en est pas moins un masque ridicule. Preuve sensible de la force de l’habitude dans les jugemens que l’on porte du beau.

☞ Dans cette diversité d’opinions & de goûts sur le beau visible, pour se convaincre qu’il y a une règle pour en juger, qu’il est même facile de reconnoitre ; il faut distinguer avec l’Auteur, trois sortes de beau ; un beau essentiel, un beau naturel, & un beau artificiel ou arbitraire. Peut-être même faudroit-il encore diviser le beau arbitraire en plusieurs espèces. Un beau de génie, fondé sur une connoissance du beau essentiel, assez étendue pour se former un système particulier dans l’application des règles générales dans les arts : un beau de goût, fondé sur une connoissance du beau naturel : ce qu’on peut admettre dans les modes avec toutes les restrictions que demandent la modestie & la bienséance. Enfin un beau de pur caprice, qui n’étant fondé sur rien, ne doit être admis nulle part, si ce n’est peut-être sur le théâtre de la comédie.

☞ 2o. Beau musical. La Musique dans sa notion propre, est la science des sons harmoniques, & de leurs accords. Voyez Accord, Son harmonique. Bien des gens prétendent que le sentiment est le seul Juge de l’harmonie ; que le plaisir de l’oreille est le seul beau qu’on y doive chercher ; que ce plaisir même dépend trop de l’opinion, du préjugé, des coutumes reçues, des habitudes acquises pour pouvoir être assujetti à des règles certaines. Le goût différent des différens peuples, qui ont tous leur musique particulière, qu’ils élèvent par dessus toutes les autres, est pour eux une preuve de ce paradoxe. Ils sont charmés, disent-ils, que faut-il davantage ? Raisonnement de Midas qui ne portent que des oreilles à un concert. Il faut que dans leurs plaisirs la raison soit pour le moins de moitié avec les sens.

☞ On admire dans un concert la belle ordonnance des sons consécutifs, la cadence de leur marche, la régularité de leurs mouvemens périodiques, la proportion des intervalles, la justesse des temps, le parfait accord de toutes les parties concertantes. Ordonnance, régularité, proportion, justesse, décence, accord, tout cela n’est pas le son qui frappe l’oreille, ni la sensation agréable qui en résulte dans l’ame, ni la satisfaction réfléchie qui la suit dans le cœur : il y a donc un agrément plus pur que la douceur des sons qu’on entend ; un beau qui n’est pas l’objet des sens ; un beau qui charme l’esprit, que l’esprit seul apperçoit, & dont il juge. Mais par quelle règle ? par une lumière supérieure aux sens. Dans l’idée de l’ordre, on découvre la beauté de l’ordonnance de la pièce ; dans l’idée des nombres sonores, la règle des proportions & des progressions harmoniques, dont ils sont les images essentielles ; dans l’idée de la décence, une loi qui prescrit à chaque partie son rang, son terme & sa route légitime pour y arriver, C’est dans le grand livre de la raison qu’on voit cette tablature. Il y a donc un beau musical essentiel, absolu, indépendant de toute institution, qui est la règle inviolable de l’harmonie.

☞ En second lieu, il y a un beau musical naturel, dépendant de l’institution du Créateur, mais indépendant de nos goûts & de nos opinions. La nature des corps sonores, la sensibilité de l’oreille dans le discernement des sons, la structure toute harmonique du corps humain, la sympathie de certains sons avec les émotions de notre ame, en sont autant de preuves.

☞ Le son d’un corps sonore, d’une corde, ne se fait jamais entendre seul, mais toujours avec son octave aiguë ; le son de la voix qui paroît unique, est simple de sa nature, c’est-à-dire, qu’outre le son principal, qui est le plus grave & le dominant, il porte avec lui son octave, sa quinte & sa tierce majeure. Voyez MM. Sauveur & Rameau. Quelle doit être la sensibilité de l’organe qui les distingue avec cette précision ; Sa délicatesse est si grande, que si deux cordes sonores, étant mises à l’unisson sur un monochorde, on accourcît l’une de la deux millième partie de la longueur, une oreille juste en apperçoit la dissonnance, qui n’est pourtant que la cent quatre-vingt-seizième partie d’un son. M. Sauveur infere d’un autre calcul sur le même sujet que la finesse de l’oreille, pour le discernement des sons, est d’environ dix mille fois plus grande que celle de la vue dans le discernement des couleurs.

☞ Ajoutez à cela que la structure du corps humain est toute harmonique. La communication du nerf auditif avec les principales parties du corps, & par elles avec toutes les autres, la constitution admirable des divers organes qui servent pour former & modifier la voix de tant de manières différentes (Voyez Voix) sont des marques sensibles d’une harmonie, d’une harmonie même pathétique par une sympathie naturelle que l’Auteur de la nature a mis entre certains sons & les émotions de notre ame. Il y a en effet des sons qui ont avec notre cœur une sympathie sensible : des sons vifs qui nous inspirent du courage ; des sons languissans qui nous amollis-