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L’ALLÉE DES FLEURS


Qui species alias veris, scelerisque tumultu
Permixtas capiet, commotus habebitur…

Horat. Sat. Lib. II, sat. iii.




1. Quoique je ne me sois ni souvent ni longtemps promené dans l’allée des fleurs, j’en sais toutefois assez pour te donner une idée de sa situation et du génie de ses habitants. C’est moins une allée, qu’un jardin immense où l’on trouve tout ce qui peut flatter les sens. À des parterres émaillés de fleurs succèdent de grands tapis de mousse, et des gazons dont cent ruisseaux entretiennent la verdure. On y rencontre des bois sombres où mille routes s’entrecoupent, des labyrinthes où l’on se plaît à s’égarer, des bosquets où l’on se dérobe, des charmilles touffues où l’on peut se mettre à couvert.

2. On y a pratiqué des cabinets destinés à divers usages. L’on voit dans les uns des tables servies avec délicatesse et des buffets chargés de vins et de liqueurs exquises. Dans les autres, des tables de jeu, des fiches, des jetons, les tableaux d’un cavagnole et tous les apprêts nécessaires pour se ruiner en s’amusant.

3. Ici se rassemblent des gens qui affectent de penser d’un air distrait, qui disent rarement ce qu’ils pensent, s’accablent de politesses sans se connaître, quelquefois en se haïssant. Là, se forment ces délicieuses parties, suivies de ces petits soupers plus délicieux encore, qui se passent à médire d’une femme, à relever l’excellence d’un ragoût, à raconter des aventures apprêtées et à se persifler réciproquement.

4. Plus loin, sont de grands salons lumineux et brillants. On rit, on pleure dans les uns ; on chante, on danse dans les autres ; ailleurs l’on critique, l’on disserte, l’on dispute, l’on crie et la plupart du temps sans savoir pourquoi.