Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/442

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mensonge. Le français est fait pour instruire, éclairer et convaincre ; le grec, le latin, l’italien, l’anglais, pour persuader, émouvoir et tromper : parlez grec, latin, italien au peuple ; mais parlez français au sage.

Un autre désavantage des langues à inversions, c’est d’exiger, soit du lecteur, soit de l’auditeur, de la contention et de la mémoire. Dans une phrase latine ou grecque un peu longue, que de cas, de régimes, de terminaisons à combiner ! on n’entend presque rien, qu’on ne soit à la fin. Le français ne donne point cette fatigue : on le comprend à mesure qu’il est parlé. Les idées se présentent dans notre discours suivant l’ordre que l’esprit a dû suivre, soit en grec, soit en latin, pour satisfaire aux règles de la syntaxe. La Bruyère vous fatiguera moins à la longue, que Tite-Live ; l’un est pourtant un moraliste profond, l’autre un historien clair ; mais cet historien enchâsse si bien ses phrases que l’esprit, sans cesse occupé à les déboîter les unes de dedans les autres, et à les restituer dans un ordre didactique et lumineux, se lasse de ce petit travail, comme le bras le plus fort d’un poids léger qu’il faut toujours porter. Ainsi, tout bien considéré, notre langue pédestre a sur les autres l’avantage de l’utile sur l’agréable.

Mais une des choses qui nuisent le plus dans notre langue et dans les langues anciennes à l’ordre naturel des idées, c’est cette harmonie du style à laquelle nous sommes devenus si sensibles, que nous lui sacrifions souvent tout le reste ; car il faut distinguer dans toutes les langues trois états par lesquels elles ont passé successivement au sortir de celui où elles n’étaient qu’un mélange confus de cris et de gestes, mélange qu’on pourrait appeler du nom de langage animal. Ces trois états sont l’état de naissance, celui de formation, et l’état de perfection. La langue naissante était un composé de mots et de gestes, où les adjectifs sans genre ni cas, et les verbes sans conjugaisons ni régimes, conservaient partout la même terminaison. Dans la langue formée, il y avait des mots, des cas, des genres, des conjugaisons, des régimes ; en un mot, les signes oratoires nécessaires pour tout exprimer ; mais il n’y avait que cela. Dans la langue perfectionnée, on a voulu de plus de l’harmonie, parce qu’on a cru qu’il ne serait pas inutile de flatter l’oreille en parlant à l’esprit. Mais comme on préfère souvent l’acces-