Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/187

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MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Je le pense.

BORDEU.

Et moi aussi : mais les avantages du mensonge sont d’un moment, et ceux de la vérité sont éternels ; mais les suites fâcheuses de la vérité, quand elle en a, passent vite, et celles du mensonge ne finissent qu’avec lui. Examinez les effets du mensonge dans la tête de l’homme, et ses effets dans sa conduite ; dans sa tête, ou le mensonge s’est lié tellement quellement avec la vérité, et la tête est fausse ; ou il est bien et conséquemment lié avec le mensonge, et la tête est erronée. Or, quelle conduite pouvez-vous attendre d’une tête ou inconséquente dans ses raisonnements, ou conséquente dans ses erreurs ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Le dernier de ces vices, moins méprisable, est peut-être plus à redouter que le premier.

D’ALEMBERT.

Fort bien : voilà donc tout ramené à de la sensibilité, de la mémoire, des mouvements organiques ; cela me convient assez. Mais l’imagination ? mais les abstractions ?

BORDEU.

L’imagination…

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Un moment, docteur : récapitulons. D’après vos principes, il me semble que, par une suite d’opérations purement mécaniques, je réduirais le premier génie de la terre à une masse de chair inorganisée, à laquelle on ne laisserait que la sensibilité du moment, et que l’on ramènerait cette masse informe de l’état de stupidité le plus profond qu’on puisse imaginer à la condition de l’homme de génie. L’un de ces deux phénomènes consisterait à mutiler l’écheveau primitif d’un certain nombre de ses brins, et à bien brouiller le reste ; et le phénomène inverse à restituer à l’écheveau les brins qu’on en aurait détachés, et à abandonner le tout à un heureux développement. Exemple : J’ôte à Newton les deux brins auditifs, et plus de sensations de sons ; les brins olfactifs, et plus de sensations d’odeurs ; les brins optiques, et plus de sensations de couleurs ;