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XXX


La grande habitude de faire des expériences donne aux manouvriers d’opérations les plus grossiers un pressentiment qui a le caractère de l’inspiration. Il ne tiendrait qu’à eux de s’y tromper comme Socrate, et de l’appeler un démon familier. Soccrate avait une si prodigieuse habitude de considérer les hommes et de peser les circonstances, que, dans les occasions les plus délicates, il s’exécutait secrètement en lui une combinaison prompte et juste, suivie d’un pronostic dont l’événement ne s’écartait guère[1]. Il jugeait des hommes comme les gens de goût jugent des ouvrages d’esprit, par sentiment. Il en est de même en physique expérimentale, de l’instinct de nos grands manouvriers. Ils ont vu si souvent et de si près la nature dans ses opérations, qu’ils devinent avec assez de précision le cours qu’elle pourra suivre dans le cas où il leur prend envie de la provoquer par les essais les plus bizarres. Ainsi le service le plus important qu’ils aient à rendre à ceux qu’ils initient à la philosophie expérimentale, c’est bien moins de les instruire du procédé et du résultat, que de faire passer en eux cet esprit de divination par lequel on subodore, pour ainsi dire, des procédés inconnus, des expériences nouvelles, des résultats ignorés.


XXXI


Comment cet esprit se communique-t-il ? Il faudrait que celui qui en est possédé descendît en lui-même pour reconnaître distinctement ce que c’est ; substituer au démon familier des notions intelligibles et claires, et les développer aux autres. S’il trouvait, par exemple, que c’est une facilité de supposer ou d’apercevoir des oppositions ou des analogies, qui a sa source dans une connaissance pratique des qualités physiques des êtres considérés solitairement, ou de leurs effets réciproques, quand on les considère en combinaison, il étendrait cette idée : il l’ap-

  1. C’est l’explication de ceux qui ne veulent pas voir dans Socrate un halluciné comme Pascal. Ce n’est pas celle de Lélut qui, dans le Démon de Socrate et dans l’Amulette de Pascal, croit à un état maladif du cerveau chez ces deux célèbre visionnaires.