Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/131

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arrêt est déjà porté. Une ivresse profonde plonge Noé dans un profond sommeil ; un de ses enfants (Cham) le surprend dans une posture indécente et fait de cette posture un badinage auprès de ses frères. Noé qu’inspire son Dieu, apprend à son réveil la conduite de son fils. Il entre en fureur et maudit Cham avec toute sa postérité. Ah ! Cham ! qu’as-tu fait et pourquoi es-tu né ? Tes descendants, qui formeront la plus grande partie du monde, seront nécessairement réprouvés, et ton imprudence a produit plus de mal que ton Dieu n’a jamais fait de bien.

Mais les années et les sages avancent. Je vois paraître avec gravité de grands personnages qui n’ont su dans leur temps que garder des troupeaux, de vénérables patriarches, l’ornement de l’histoire et de leur siècle.

Dans la suite Abraham, père des croyants, modèle de la foi des juifs et des chrétiens, est le seul sur qui Dieu parmi tous les peuples qu’il laisse dans l’erreur, et qu’il punit pour n’avoir pas les lumières qu’il leur refuse, jette par bonté un regard favorable. Il lui parle et se communique à lui. Il lui développe l’avenir. Dieu doit sortir de ses descendants ; mais il veut s’assurer de la fidélité d’un homme qu’il veut élever si haut, il veut une obéissance aveugle. Il lui ordonne donc, pour l’éprouver, d’immoler son fils unique. Quelle épreuve ! Abraham qui ne connaît point les desseins de son Dieu, fait taire ses entrailles de père, repousse une mère tendre qui demande grâce pour un innocent, étouffe tous les sentiments de la nature et de la pitié, et monte par toutes les horreurs au comble de la perfection ; il se dispose à obéir. Déjà l’autel est dressé, le bûcher préparé, la flamme est toute prête. La victime s’offre, la vue de son sang qu’il va verser le touche ; il sent qu’il est père, il tremble, il craint, il hésite, il combat ; il fait un dernier effort de cruauté, il triomphe enfin et lève le bras pour égorger Isaac, et va frapper… Arrête, monstre, arrête : ton Dieu t’aime, et je te déteste.

Isaac échappé à la vertu féroce d’un père dénaturé, après un grand nombre d’années passées sans éclat, infirme, aveugle et cassé de vieillesse, va rejoindre ses aïeux parmi les morts. Mourra-t-il sans donner une idée de son Dieu ? Deux enfants, ennemis déclarés dans les entrailles même de leur mère, vont le faire connaître. Dieu, le Dieu d’Isaac choisit Jacob qu’il aime