Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

maux, toi qui substituas chez moi le fatal et précieux bureau à la table de bois ; c’est toi qui perds les nations ; c’est toi qui, peut-être, un jour, conduiras mes effets sur le pont Saint-Michel[1], où l’on entendra la voix enrouée d’un juré crieur dire : À vingt louis une Vénus accroupie.

L’intervalle qui restait entre la tablette de ce bureau et la Tempête de Vernet, qui est au-dessus, faisait un vide désagréable à l’œil. Ce vide fut rempli par une pendule ; et quelle pendule encore ! une pendule à la Geoffrin, une pendule où l’or contraste avec le bronze.

Il y avait un angle vacant à côté de ma fenêtre. Cet angle demandait un secrétaire, qu’il obtint.

Autre vide déplaisant entre la tablette du secrétaire et la belle tête de Rubens, il fut rempli par deux La Grenée.

Ici est une Magdeleine[2] du même artiste ; là, c’est une esquisse ou de Vien ou de Machy ; car je donnai aussi dans les esquisses. Et ce fut ainsi que le réduit édifiant du philosophe se transforma dans le cabinet scandaleux du publicain. J’insulte aussi à la misère nationale.

De ma médiocrité première, il n’est resté qu’un tapis de lisières. Ce tapis mesquin ne cadre guère avec mon luxe, je le sens. Mais j’ai juré et je jure, car les pieds de Denis le philosophe ne fouleront jamais un chef-d’œuvre de la Savonnerie, que je réserverai ce tapis, comme le paysan transféré de sa chaumière dans le palais de son souverain réserva ses sabots. Lorsque le matin, couvert de la somptueuse écarlate, j’entre dans mon cabinet ; si je baisse la vue, j’aperçois mon ancien tapis de lisières ; il me rappelle mon premier état, et l’orgueil s’arrête à l’entrée de mon cœur.

Non, mon ami, non ; je ne suis point corrompu. Ma porte s’ouvre toujours au besoin qui s’adresse à moi ; il me trouve la même affabilité. Je l’écoute, je le conseille, je le secours, je le plains. Mon âme ne s’est point endurcie ; ma tête ne s’est point relevée. Mon dos est bon et rond, comme ci-devant. C’est le même ton de franchise ; c’est la même sensibilité. Mon luxe est de fraîche date et le poison n’a point encore

  1. Lieu où l’on vend les meubles saisis pour dettes. (Note de l’édition de 1772.)
  2. Variante : Un troisième tableau.