Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/332

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et les dames se chargent du soin de les rendre heureux. Je ne passai point par ce cérémonial, grâce à la conjoncture. Une grande révolution venait de placer sur le trône de ce royaume un prince du sang de France ; son arrivée et son couronnement donnèrent lieu à des fêtes à la cour, où je parus alors : je fus accosté dans un bal ; on me proposa un rendez-vous pour le lendemain ; je l’acceptai, et je me rendis dans une petite maison, où je ne trouvai qu’un homme masqué, le nez enveloppé dans un manteau, qui me rendit un billet par lequel dona Oropeza remettait la partie au jour suivant, à pareille heure. Je revins, et l’on m’introduisit dans un appartement assez somptueusement meublé, et éclairé par des bougies : ma déesse ne se fit point attendre ; elle entra sur mes pas, et se précipita dans mes bras sans dire mot, et sans quitter son masque. Était-elle laide ? était-elle jolie ? c’est ce que j’ignorais ; je m’aperçus seulement, sur le canapé où elle m’entraîna, qu’elle était jeune, bien faite, et qu’elle aimait le plaisir : lorsqu’elle se crut satisfaite de mes éloges, elle se démasqua, et me montra l’original du portrait que vous voyez dans cette tabatière. »

Sélim ouvrit et présenta en même temps à la favorite une boîte d’or d’un travail exquis, et enrichie de pierreries.

« Le présent est galant ! dit Mangogul.

— Ce que j’en estime le plus, ajouta la favorite, c’est le portrait. Quels yeux ! quelle bouche ! quelle gorge ! mais tout cela n’est-il point flatté ?

— Si peu, madame, répondit Sélim, qu’Oropeza m’aurait peut-être fixé à Madrid, si son époux, informé de notre commerce, ne l’eût troublé par ses menaces. J’aimais Oropeza, mais j’aimais encore mieux la vie ; ce n’était pas non plus l’avis de mon gouverneur, que je m’exposasse à être poignardé du mari, pour jouir quelques mois de plus de la femme : j’écrivis donc à la belle Espagnole une lettre d’adieux fort touchants, que je tirai de quelque roman du pays, et je partis pour la France.

« Le monarque qui régnait alors en France était grand-père du roi d’Espagne, et sa cour passait avec raison pour la plus magnifique, la plus polie et la plus galante de l’Europe : j’y parus comme un phénomène.

« — Un jeune seigneur du Congo, disait une belle marquise ; eh ! mais cela doit être fort plaisant ; ces hommes-là valent