Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/366

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maîtresses ; les seigneurs se piquèrent de l’imiter ; et le peuple prit insensiblement le même air. La magnificence dans les habits, les meubles, les équipages, fut excessive. On fit un art de la délicatesse dans les repas. On jouait gros jeu ; on s’endettait, on ne payait point, et l’on dépensait tant qu’on avait de l’argent et du crédit. On publia contre le luxe de très belles ordonnances qui ne furent point exécutées. On prit des villes, on conquit des provinces, on commença des palais et l’on épuisa l’empire d’hommes et d’argent. Les peuples chantaient victoire et se mouraient de faim. Les grands avaient des châteaux superbes et des jardins délicieux, et leurs terres étaient en friche. Cent vaisseaux de haut bord nous avaient rendus les maîtres de la mer et la terreur de nos voisins ; mais une bonne tête calcula juste ce qu’il en coûtait à l’État pour l’entretien de ces carcasses ; et malgré les représentations des autres ministres, il fut ordonné qu’on en ferait un feu de joie. Le trésor royal était un grand coffre vide, que cette misérable économie ne remplit point ; et l’or et l’argent devinrent si rares, que les fabriques de monnaies furent un beau matin converties en moulins à papier. Pour comble de bonheur, Kanoglou se laissa persuader par des fanatiques, qu’il était de la dernière importance que tous ses sujets lui ressemblassent, et qu’ils eussent les yeux bleus, le nez camard, et la moustache rouge comme lui, et il en chassa du Congo plus de deux millions qui n’avaient point cet uniforme, ou qui refusèrent de le contrefaire[1].

« Voilà, madame, cet âge d’or ; voilà ce bon vieux temps que vous entendez regretter tous les jours ; mais laissez dire les radoteurs ; et croyez que nous avons nos Turenne et nos Colbert ; que le présent, à tout prendre, vaut mieux que le passé ; et que, si les peuples sont plus heureux sous Mangogul qu’ils ne l’étaient sous Kanoglou, le règne de Sa Hautesse est plus illustre que celui de son aïeul, la félicité des sujets étant l’exacte mesure de la grandeur des princes. Mais revenons aux singularités de celui de Kanoglou.

« Je commencerai par l’origine des pantins.

— Sélim, je vous en dispense : je sais cet événement par cœur, lui dit la favorite ; passez à d’autres choses.

  1. Révocation de l’édit de Nantes.