Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/382

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« Le malheureux Hilas, décrié dans sa patrie, prit le parti de voyager et de chercher au loin le remède à son mal. Il se rendit incognito et sans suite à la cour de l’empereur des Abyssins. On s’y coiffa d’abord du jeune étranger : ce fut à qui l’aurait ; mais le prudent Hilas évita des engagements où il craignait d’autant plus de ne pas trouver son compte, qu’il était plus certain que les femmes qui le poursuivaient ne trouveraient point le leur avec lui. Mais admirez la pénétration du sexe ! Un garçon si jeune, si sage et si beau, disait-on, cela est prodigieux ; et peu s’en fallut qu’à travers tant de qualités réunies, on ne devinât son défaut ; et que, de crainte de lui accorder tout ce qu’un homme accompli peut avoir, on ne lui refusât tout juste la seule chose qui lui manquait.

« Après avoir étudié quelque temps la carte du pays, Hilas s’attacha à une jeune femme qui avait passé, je ne sais par quel caprice, de la fine galanterie à la haute dévotion. Il s’insinua peu à peu dans sa confiance, épousa ses idées, copia ses pratiques, lui donna la main dans les temples, et s’entretint si souvent avec elle sur la vanité des plaisirs de ce monde, qu’insensiblement il lui en rappela le goût avec le souvenir. Il y avait plus d’un mois qu’il fréquentait les mosquées, assistait aux sermons, et visitait les malades, lorsqu’il se mit en devoir de guérir, mais ce fut inutilement. Sa dévote, pour connaître tout ce qui se passait au ciel, n’en savait pas moins comme on doit être fait sur terre ; et le pauvre garçon perdit en un moment tout le fruit de ses bonnes œuvres. Si quelque chose le consola, ce fut le secret inviolable qu’on lui garda. Un mot eût rendu son mal incurable, mais ce mot ne fût point dit ; et Hilas se lia avec quelques autres femmes pieuses, qu’il prit les unes après les autres, pour le spécifique ordonné par l’oracle, et qui ne le désenchantèrent point, parce qu’elles ne l’aimèrent que pour ce qu’il n’avait plus. L’habitude qu’elles avaient à spiritualiser les objets ne lui servit de rien. Elles voulaient du sentiment, mais c’est celui que le plaisir fait naître.

« — Vous ne m’aimez donc pas ?… » leur disait tristement Hilas.

« — Eh ! ne savez-vous pas, monsieur, lui répondait-on, qu’il faut connaître avant que d’aimer ? et vous avouerez que,