Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/384

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— Il en désespéra comme Votre Hautesse, continua Sélim ; et las de tenter des essais qui n’aboutissaient à rien, il s’enfonça dans une solitude, sur la parole d’une multitude infinie de femmes, qui lui avaient déclaré nettement qu’il était inutile dans la société.

« Il y avait déjà plusieurs jours qu’il errait dans son désert, lorsqu’il entendit quelques soupirs qui partaient d’un endroit écarté. Il prêta l’oreille ; les soupirs recommencèrent ; il s’approcha, et vit une jeune fille, belle comme les astres, la tête appuyée sur sa main, les yeux baignés de larmes et le reste du corps dans une attitude triste et pensive.

« — Que cherchez-vous ici, mademoiselle ? lui dit-il ; et ces déserts sont-ils faits pour vous ?…

« — Oui, répondit-t-elle tristement ; on s’y afflige du moins tout à son aise.

« — Et de quoi vous affligez-vous ?…

« — Hélas !…

« — Parlez, mademoiselle ; qu’avez-vous ?…

« — Rien…

« — Comment, rien ?…

« — Non, rien du tout ; et c’est là mon chagrin : il y a deux ans que j’eus le malheur d’offenser une pagode qui m’ôta tout. Il y avait si peu de chose à faire, qu’elle ne donna pas en cela une grande marque de sa puissance. Depuis ce temps, tous les hommes me fuient et me fuiront, a dit la Pagode, jusqu’à ce qu’il s’en rencontre un qui, connaissant mon malheur, s’attache à moi, et m’aime telle que je suis.

« — Qu’entends-je ? s’écria Hilas. Ce malheureux que vous voyez à vos genoux n’a rien non plus ; et c’est aussi sa maladie. Il eut, il y a quelque temps, le malheur d’offenser une Pagode qui lui ôta ce qu’il avait ; et, sans vanité, c’était quelque chose. Depuis ce temps toutes les femmes le fuient et le fuiront, a dit la Pagode, jusqu’à ce qu’il s’en rencontre une qui, connaissant son malheur, s’attache à lui, et l’aime tel qu’il est.

« — Serait-il bien possible ? demanda la jeune fille.

« — Ce que vous m’avez dit est-il vrai ?… demanda Hilas.

« — Voyez, répondit la jeune fille.

« — Voyez, répondit Hilas. »