Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/128

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rabattais beaucoup, mais non pas tout. Quelquefois, en me regardant de la tête aux pieds, avec un air de complaisance que je n’ai jamais vu à aucune autre femme, elle me disait : « Non, c’est le plus grand bonheur que Dieu l’ait appelée dans la retraite ; avec cette figure-là, dans le monde, elle aurait damné autant d’hommes qu’elle en aurait vu, et elle se serait damnée avec eux. Dieu fait bien tout ce qu’il fait. »

Cependant nous nous avancions vers sa cellule ; je me disposais à la quitter ; mais elle me prit par la main et me dit : « Il est trop tard pour commencer votre histoire de Sainte-Marie et de Longchamp ; mais entrez, vous me donnerez une petite leçon de clavecin. »

Je la suivis. En un moment elle eut ouvert le clavecin, préparé un livre, approché une chaise ; car elle était vive. Je m’assis. Elle pensa que je pourrais avoir froid ; elle détacha de dessus les chaises un coussin qu’elle posa devant moi, se baissa et me prit les deux pieds, qu’elle mit dessus ; ensuite je jouai quelques pièces de Couperin, de Rameau, de Scarlatti : cependant elle avait levé un coin de mon linge de cou, sa main était placée sur mon épaule nue, et l’extrémité de ses doigts posée sur ma gorge. Elle soupirait ; elle paraissait oppressée, son haleine s’embarrassait ; la main qu’elle tenait sur mon épaule d’abord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout, comme si elle eût été sans force et sans vie ; et sa tête tombait sur la mienne. En vérité cette folle-là était d’une sensibilité incroyable, et avait le goût le plus vif pour la musique ; je n’ai jamais connu personne sur qui elle eût produit des effets aussi singuliers.

Nous nous amusions ainsi d’une manière aussi simple que douce, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit avec violence ; j’en eus frayeur, et la supérieure aussi : c’était cette extravagante de Sainte-Thérèse : son vêtement était en désordre, ses yeux étaient troublés ; elle nous parcourait l’une et l’autre avec l’attention la plus bizarre ; les lèvres lui tremblaient, elle ne pouvait parler. Cependant elle revint à elle, et se jeta aux pieds de la supérieure ; je joignis ma prière à la sienne, et j’obtins encore son pardon ; mais la supérieure lui protesta, de la manière la plus ferme, que ce serait le dernier, du moins pour des fautes de cette nature, et nous sortîmes toutes deux ensemble.