Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/152

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le lendemain. Elles le furent ; et voilà que, malgré que j’en aie, mon nom reparaît dans des mémoires, des factum, à l’audience, et cela avec des détails, des suppositions, des mensonges et toutes les noirceurs qui peuvent rendre une créature défavorable à ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, monsieur le marquis, est-ce qu’il est permis aux avocats de calomnier tant qu’il leur plaît ? Est-ce qu’il n’y a point de justice contre eux ? Si j’avais pu prévoir toutes les amertumes que cette affaire entraînerait, je vous proteste que je n’aurais jamais consenti à ce qu’elle s’entamât. On eut l’attention d’envoyer à plusieurs religieuses de notre maison les pièces qu’on publia contre moi. À tout moment, elles venaient me demander les détails d’événements horribles qui n’avaient pas l’ombre de la vérité. Plus je montrais d’ignorance, plus on me croyait coupable ; parce que je n’expliquais rien, que je n’avouais rien, que je niais tout, on croyait que tout était vrai ; on souriait, on me disait des mots entortillés, mais très-offensants ; on haussait les épaules à mon innocence. Je pleurais, j’étais désolée.


Mais une peine ne vient jamais seule. Le temps d’aller à confesse arriva. Je m’étais déjà accusée des premières caresses que ma supérieure m’avait faites ; le directeur m’avait très-expressément défendu de m’y prêter davantage ; mais le moyen de se refuser à des choses qui font grand plaisir à une autre dont on dépend entièrement, et auxquelles on n’entend soi-même aucun mal ?

Ce directeur devant jouer un grand rôle dans le reste de mes mémoires, je crois qu’il est à propos que vous le connaissiez.

C’est un cordelier ; il s’appelle le P. Lemoine ; il n’a pas plus de quarante-cinq ans. C’est une des plus belles physionomies qu’on puisse voir ; elle est douce, sereine, ouverte, riante, agréable quand il n’y pense pas ; mais quand il y pense, son front se ride, ses sourcils se froncent, ses yeux se baissent, et son maintien devient austère. Je ne connais pas deux hommes plus différents que le P. Lemoine à l’autel et le P. Lemoine au parloir seul ou en compagnie. Au reste, toutes les personnes religieuses en sont là ; et moi-même je me suis surprise plusieurs fois sur le point d’aller à la grille, arrêtée tout court,