Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/155

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Je me confessai, et je me tus ; mais le directeur m’interrogea, et je ne dissimulai rien. Il me fit mille, demandes singulières, auxquelles je ne comprends rien encore à présent que je me les rappelle. Il me traita avec indulgence ; mais il s’exprima sur la supérieure dans des termes qui me firent frémir ; il l’appela indigne, libertine, mauvaise religieuse, femme pernicieuse, âme corrompue ; et m’enjoignit, sous peine de péché mortel, de ne me trouver jamais seule avec elle, et de ne souffrir aucune de ses caresses.

« Mais, mon père, lui dis-je, c’est ma supérieure ; elle peut entrer chez moi, m’appeler chez elle quand il lui plaît.

— Je le sais, je le sais, et j’en suis désolé. Chère enfant, me dit-il, loué soit Dieu qui vous a préservée jusqu’à présent ! Sans oser m’expliquer avec vous plus clairement, dans la crainte de devenir moi-même le complice de votre indigne supérieure, et de faner, par le souffle empoisonné qui sortirait malgré moi de mes lèvres, une fleur délicate, qu’on ne garde fraîche et sans tache jusqu’à l’âge où vous êtes, que par une protection spéciale de la Providence, je vous ordonne de fuir votre supérieure, de repousser loin de vous ses caresses, de ne jamais entrer seule chez elle, de lui fermer votre porte, surtout la nuit ; de sortir de votre lit, si elle entre chez vous malgré vous ; d’aller dans le corridor, d’appeler s’il le faut, de descendre toute nue jusqu’au pied des autels, de remplir la maison de vos cris, et de faire tout ce que l’amour de Dieu, la crainte du crime, la sainteté de votre état et l’intérêt de votre salut vous inspireraient, si Satan en personne se présentait à vous et vous poursuivait. Oui, mon enfant, Satan ; c’est sous cet aspect que je suis contraint de vous montrer votre supérieure ; elle est enfoncée dans l’abîme du crime, elle cherche à vous y plonger ; et vous y seriez déjà peut-être avec elle, si votre innocence même ne l’avait remplie de terreur, et ne l’avait arrêtée. » Puis levant les yeux au ciel, il s’écria : « Mon Dieu ! continuez de protéger cette enfant… Dites avec moi : Satana, vade retrò, apage, Satana. Si cette malheureuse vous interroge, dites-lui tout, répétez-lui mon discours ; dites-lui qu’il vaudrait mieux qu’elle ne fût pas née, ou qu’elle se précipitât seule aux enfers par une mort violente.