Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/157

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que certains airs, certaines modulations changeaient entièrement ma physionomie : alors j’étais tout à fait hors de moi, je ne savais presque pas ce que je devenais ; je ne crois pas que j’en fusse moins innocente. Pourquoi n’en eût-il pas été de même de ma supérieure, qui était certainement, malgré toutes ses folies et ses inégalités, une des femmes les plus sensibles qu’il y eût au monde ? Elle ne pouvait entendre un récit un peu touchant sans fondre en larmes ; quand je lui racontai mon histoire, je la mis dans un état à faire pitié. Que ne lui faisait-il un crime aussi de sa commisération ? Et la scène de la nuit, dont il attendait l’issue avec une frayeur mortelle… Certainement cet homme est trop sévère.

Quoi qu’il en soit, j’exécutai ponctuellement ce qu’il m’avait prescrit, et dont il avait sans doute prévu la suite immédiate. Tout au sortir du confessionnal, j’allai me prosterner au pied des autels ; j’avais la tête troublée d’effroi ; j’y demeurai jusqu’à souper. La supérieure, inquiète de ce que j’étais devenue, m’avait fait appeler ; on lui avait répondu que j’étais en prière. Elle s’était montrée plusieurs fois à la porte du chœur ; mais j’avais fait semblant de ne la point apercevoir. L’heure du souper sonna ; je me rendis au réfectoire ; je soupai à la hâte ; et le souper fini, je revins aussitôt à l’église ; je ne parus point à la récréation du soir ; à l’heure de se retirer et de se coucher je ne remontai point. La supérieure n’ignorait pas ce que j’étais devenue. La nuit était fort avancée ; tout était en silence dans la maison, lorsqu’elle descendit auprès de moi. L’image sous laquelle le directeur me l’avait montrée, se retraça à mon imagination ; le tremblement me prit, je n’osai la regarder, je crus que je la verrais avec un visage hideux, et tout enveloppée de flammes, et je disais au dedans de moi : « Satana, vade retrò, apage, Satana. Mon Dieu, conservez-moi, éloignez de moi ce démon. »

Elle se mit à genoux, et après avoir prié quelque temps, elle me dit : « Sainte-Suzanne, que faites-vous ici ?

— Madame, vous le voyez.

— Savez-vous l’heure qu’il est ?

— Oui, madame.

— Pourquoi n’êtes-vous pas rentrée chez vous à l’heure de la retraite ?