Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/169

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« Ne suis-je pas la même que j’étais en entrant ici ? »

Point de réponse de la part de dom Morel.

« N’aurais-je pas continué d’être la même ? Où est donc le mal de s’aimer, de se le dire, de se le témoigner ? cela est si doux !

— Il est vrai, dit dom Morel en levant les yeux sur moi, qu’il avait toujours tenus baissés tandis que je parlais.

— Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses ? Ma pauvre supérieure ! dans quel état elle est tombée !

— Il est fâcheux, et je crains bien qu’il n’empire. Elle n’était pas faite pour son état ; et voilà ce qui en arrive tôt ou tard, quand on s’oppose au penchant général de la nature : cette contrainte la détourne à des affections déréglées, qui sont d’autant plus violentes, qu’elles sont mal fondées ; c’est une espèce de folie.

— Elle est folle ?

— Oui, elle l’est, et le deviendra davantage.

— Et vous croyez que c’est là le sort qui attend ceux qui sont engagés dans un état auquel ils n’étaient point appelés ?

— Non, pas tous : il y en a qui meurent auparavant ; il y en a dont le caractère flexible se prête à la longue ; il y en a que des espérances vagues soutiennent quelque temps.

— Et quelles espérances pour une religieuse ?

— Quelles ? d’abord celle de faire résilier ses vœux.

— Et quand on n’a plus celle-là ?

— Celles qu’on trouvera les portes ouvertes, un jour ; que les hommes reviendront de l’extravagance d’enfermer dans des sépulcres de jeunes créatures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis ; que le feu prendra à la maison ; que les murs de la clôture tomberont ; que quelqu’un les secourra. Toutes ces suppositions roulent par la tête ; on s’en entretient ; on regarde, en se promenant dans le jardin, sans y penser, si les murs sont bien hauts ; si l’on est dans sa cellule, on saisit les barreaux de sa grille, et on les ébranle doucement, de distraction ; si l’on a la rue sous ses fenêtres, on y regarde ; si l’on entend passer quelqu’un, le cœur palpite, on soupire sourdement après un libérateur ; s’il s’élève quelque tumulte dont le bruit pénètre jusque dans la maison, on espère ; on compte sur une maladie, qui nous approchera d’un homme, ou qui nous enverra aux eaux.