Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/175

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gardent, ils veillent autour d’elle ; je les ai vus, vous les verriez, vous en seriez effrayée comme moi. Restez… Si vous alliez, que lui diriez-vous ? Inventez quelque chose dont elle ne rougisse pas…

— Mais, madame, si vous consultiez votre directeur.

— Oui, mais oui… Non, non, je sais ce qu’il me dira ; je l’ai tant entendu… De quoi l’entretiendrais-je ?… Si je pouvais perdre la mémoire !… Si je pouvais rentrer dans le néant, ou renaître !… N’appelez point le directeur. J’aimerais mieux qu’on me lût la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Lisez… Je commence à respirer… Il ne faut qu’une goutte de ce sang pour me purifier… Voyez, il s’élance en bouillonnant de son côté… Inclinez cette plaie sacrée sur ma tête… Son sang coule sur moi, et ne s’y attache pas… Je suis perdue !… Éloignez ce christ… Rapportez-le-moi… »

On le lui rapportait ; elle le serrait entre ses bras, elle le baisait partout, et puis elle ajoutait : « Ce sont ses yeux, c’est sa bouche ; quand la reverrai-je ? Sœur Agathe, dites-lui que je l’aime ; peignez-lui bien mon état ; dites-lui que je meurs. »

Elle fut saignée : on lui donna les bains ; mais son mal semblait s’accroître par les remèdes. Je n’ose vous décrire toutes les actions indécentes qu’elle fit, vous répéter tous les discours malhonnêtes qui lui échappèrent dans son délire. À tout moment elle portait la main à son front, comme pour en écarter des idées importunes, des images, que sais-je quelles images ! Elle se renfonçait la tête dans son lit, elle se couvrait le visage de ses draps. « C’est le tentateur, disait-elle, c’est lui ! Quelle forme bizarre il a prise ! Prenez de l’eau bénite ; jetez de l’eau bénite sur moi… Cessez, cessez ; il n’y est plus. »

On ne tarda pas à la séquestrer ; mais sa prison ne fut pas si bien gardée, qu’elle ne réussît un jour à s’en échapper. Elle avait déchiré ses vêtements, elle parcourait les corridors toute nue, seulement deux bouts de corde rompue descendaient de ses deux bras ; elle criait : « Je suis votre supérieure, vous en avez toutes fait le serment ; qu’on m’obéisse. Vous m’avez emprisonnée, malheureuses ! voilà donc la récompense de mes bontés ! vous m’offensez, parce que je suis trop bonne ; je ne le serai plus… Au feu !… au meurtre !… au voleur !… à mon