Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/179

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moment de ma guérison : alors quel prétexte aurai-je pour ne point sortir ? et à quel péril ne m’exposerai-je pas en me montrant ? Mais heureusement j’ai encore du temps devant moi. Mes parents, qui ne peuvent douter que je ne sois à Paris, font sûrement toutes les perquisitions imaginables. J’avais résolu d’appeler M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre ses conseils, mais il n’était plus.

Je vis dans des alarmes continuelles, au moindre bruit que j’entends dans la maison, sur l’escalier, dans la rue, la frayeur me saisit, je tremble comme la feuille, mes genoux me refusent le soutien, et l’ouvrage me tombe des mains. Je passe presque toutes les nuits sans fermer l’œil ; si je dors ; c’est d’un sommeil interrompu ; je parle, j’appelle, je crie ; je ne conçois pas comment ceux qui m’entourent ne m’ont pas encore devinée.


Il paraît que mon évasion est publique ; je m’y attendais. Une de mes camarades m’en parlait hier, y ajoutant des circonstances odieuses, et les réflexions les plus propres à désoler. Par bonheur elle étendait sur des cordes le linge mouillé, le clos tourné à la lampe ; et mon trouble n’en pouvait être aperçu : cependant ma maîtresse ayant remarqué que je pleurais, m’a dit : « Marie, qu’avez-vous ? — Rien, lui ai-je répondu. — Quoi donc, a-t-elle ajouté, est-ce que vous seriez assez bête pour vous apitoyer sur une mauvaise religieuse sans mœurs, sans religion, et qui s’amourache d’un vilain moine avec lequel elle se sauve de son couvent ? Il faudrait que vous eussiez bien de la compassion de reste. Elle n’avait qu’à boire, manger, prier Dieu et dormir ; elle était bien où elle était, que ne s’y tenait-elle ? Si elle avait été seulement trois ou quatre fois à la rivière par le temps qu’il fait, cela l’aurait raccommodée avec son état… » À cela j’ai répondu qu’on ne connaissait bien que ses peines ; j’aurais mieux fait de me taire, car elle n’aurait pas ajouté : « Allez, c’est une coquine que Dieu punira… » À ce propos, je me suis penchée sur ma table ; et j’y suis restée jusqu’à ce que ma maîtresse m’ait dit : « Mais, Marie, à quoi rêvez-vous donc ? Tandis que vous dormez là, l’ouvrage n’avance pas. »


Je n’ai jamais eu l’esprit du cloître, et il y paraît assez à ma démarche ; mais je me suis accoutumée en religion à certaines