Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/216

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

odieux ! Nous aimons mieux la franchise de Grimm. L’aveu que la Religieuse est une œuvre d’art ne diminue pas l’artiste, ce nous semble, et ne diminue pas non plus l’effet que cette œuvre devait produire, puisque l’artiste a pris pour guide la stricte réalité.

Nous pouvons lire maintenant Naigeon, non pas seulement pour ce qu’il dit de la Religieuse, mais pour les singulières théories qu’il émet sur le rôle de l’éditeur ; théories qu’il n’a heureusement pas pu mettre en pratique, et que ses successeurs n’ont heureusement pas non plus prises au sérieux, car elles nous auraient privés de la plupart des œuvres posthumes de Diderot, c’est-à-dire de la meilleure partie de son bagage philosophique et littéraire.

Voici l’avertissement de l’édition de 1798 :


« Les lettres suivantes[1] ne se trouvent point dans le manuscrit autographe de la Religieuse ; et je les aurais certainement retranchées, si j’avais été le premier éditeur de ce roman. Il m’a toujours semblé que cette espèce de canevas, sur lequel l’imagination vive et brillante de Diderot a brodé avec beaucoup d’art, et souvent avec un goût exquis, cet ouvrage si intéressant, devait disparaître entièrement sous l’ingénieux tissu auquel il sert de fond, et ne laisser voir que ce résultat important. S’il est vrai, comme on n’en peut douter, que dans tous nos plaisirs, même les plus délicieux et les plus substantiels, si j’ose m’exprimer ainsi, il entre toujours un peu d’illusion, s’ils se prolongent et s’accroissent même pour nous, en raison de la force et de la durée de ce prestige enchanteur ; en nous l’ôtant, on détruit en nous une source féconde de jouissances diverses, et peut-être même une des causes les plus actives de notre bonheur : il en est de nous, à cet égard, comme de ce fou d’Argos, que ses amis rendirent malheureux[2], en le guérissant de sa folie. Il y a tant de points de vue divers, sous lesquels on peut considérer le même objet ! et les hommes, en général, sont si diversement affectés des mêmes choses et souvent des mêmes mots, que ces lettres n’ont pas produit sur quelques lecteurs l’impression que j’en ai reçue. Cette différente manière de sentir et de voir ne m’a point étonné : j’en ai seulement conclu que mon premier jugement, ainsi que cela est toujours nécessaire pour éviter l’erreur, devait être soumis à une nouvelle révision. J’ai donc relu ces lettres de suite, afin d’en mieux prendre l’esprit, et d’en voir, pour ainsi dire, tout l’effet d’un coup d’œil : et je persiste à croire que, lues avant ou après le drame dont elles sont la

  1. Nous avons dit que Naigeon avait placé cet avis avant l’extrait de la Correspondance de Grimm.
  2. . . . . . . . . . Pol, me occidistis, amici,
    Non servastis, ait, cui sic extorta voluptas,
    Et demptus per vim mentis gratissimus error.

    Horat. Epist. lib. II, epist. ii, vers. 138 et seq. (N.)