Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/220

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et tout l’art, tout le talent de Diderot, appliqués à la correction, au perfectionnement de ces deux contes, ne pourraient ni la détruire, ni même l’affaiblir dans l’esprit de la plupart des lecteurs. Les uns, par cette étrange manie[1] d’avoir sans exception tous les ouvrages d’un philosophe, d’un poëte, ou d’un littérateur illustre ; les autres, par humeur ou par envie, et par ce besoin plus ou moins vif qu’ont tous les hommes médiocres de se consoler de leur nullité, en dépréciant les plus grands génies, et en recherchant curieusement leurs fautes, s’obstineraient à redemander la Religieuse et Jacques le Fataliste tels qu’on les avait d’abord publiés ; et bientôt ces presses, aujourd’hui si multipliées, et qui semblent avoir pris pour leur devise commune, Rem, rem, quocumque modo, rem, rouleraient de toutes parts pour reproduire ces romans dans l’état informe où Diderot, atteint tout à coup d’une maladie chronique qui l’a conduit lentement et par un affaiblissement successif au tombeau, a été forcé de les laisser.

« Ces différentes considérations, sur lesquelles il suffit de s’arrêter un moment pour en sentir la force, m’ont déterminé à ne rien retrancher des deux romans dont il est question. Je les publie seulement ici plus corrects et plus complets qu’ils ne le sont dans la première édition, et revus partout avec une attention scrupuleuse sur les manuscrits de l’auteur, ou sur des copies très-exactes corrigées de sa main. Enfin, pour tranquilliser ceux qui se sont plu aux peintures lascives, aux détails licencieux, et quelquefois orduriers que Diderot s’est trop souvent permis dans Jacques le Fataliste, je leur déclare que ces passages mêmes que l’auteur trouvait très-plaisants, et qui ne sont que sales, n’ont pas même été adoucis ; de sorte qu’ils pourront dire de cette édition ce que l’abbé Terrasson disait de celle du Nouveau Testament du P. Quesnel[2], que c’était un bon livre, où le scandale du texte était conservé dans toute sa pureté. »


Cette conclusion de Naigeon ne détruit-elle pas toute son argumentation précédente, et n’est-on pas tenté de ne voir, dans ses scrupules, qu’une revanche d’éditeur devancé ?

  1. Voyez combien cette manie a grossi la collection des Œuvres de Piron, de J.-J. Rousseau, de Mably, de Condillac, de Voltaire même, qui leur est si supérieur sous tous les rapports : et jugez par ces divers exemples combien la même manie grossira un jour le recueil des ouvrages de Diderot, dont on ne voudra pas perdre une feuille, quoique assurément il y en ait beaucoup dans cette collection, d’ailleurs très-riche, qui, ne méritant pas d’être écrites, ne sont pas dignes d’être lues. (N.) — Cette accusation de manie ne nous émeut en aucune façon. Nous faisons tous nos efforts pour « grossir le recueil des ouvrages de Diderot, » et nous ne regrettons qu’une chose, c’est que le temps et les circonstances en aient trop détruit.
  2. L’édition la plus complète du Nouveau Testament du P. Quesnel est celle de Paris, 1693, 1 vol. in-8o. (Br.)