Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/292

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bien, la plus désirable de toutes, a ses périls, même pour celui qui la mérite. » Puis, après une courte pause, il ajouta : « J’en frémis encore, quand j’y pense… Le croiriez-vous, mes enfants ? Une fois dans ma vie, j’ai été sur le point de vous ruiner ; oui, de vous ruiner de fond en comble.

L’ABBÉ.

Et comment cela ?

MON PÈRE.

Comment ? Le voici…

Avant que je commence (dit-il à sa fille), sœurette[1], relève mon oreiller qui est descendu trop bas ; (à moi) et toi, ferme les pans de ma robe de chambre, car le feu me brûle les jambes… Vous avez tous connu le curé de Thivet[2] ?

MA SŒUR.

Ce bon vieux prêtre, qui, à l’âge de cent ans, faisait ses quatre lieues dans la matinée ?

L’ABBÉ.

Qui s’éteignit à cent et un ans, en apprenant la mort d’un frère qui demeurait avec lui, et qui en avait quatre-vingt-dix-neuf ?

MON PÈRE.

Lui-même.

L’ABBÉ.

Eh bien ?

MON PÈRE.

Eh bien, ses héritiers, gens pauvres et dispersés sur les grands chemins, dans les campagnes, aux portes des églises où ils mendiaient leur vie, m’envoyèrent une procuration, qui m’autorisait à me transporter sur les lieux, et à pourvoir à la sûreté des effets du défunt curé leur parent. Comment refuser à des indigents un service que j’avais rendu à plusieurs familles opulentes ? J’allai à Thivet ; j’appelai la justice du lieu ; je fis apposer les scellés, et j’attendis l’arrivée des héritiers. Ils ne tardèrent pas à venir ; ils étaient au nombre de dix à douze. C’étaient des femmes sans bas, sans souliers, presque sans vêtements, qui tenaient contre leur sein des enfants entortillés de

  1. Nous rétablissons ce terme familier d’après l’édition originale. Les suivantes l’ont remplacé par petite sœur.
  2. Village situé entre Chaumont et Langres. (Br.)