Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/301

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MON PÈRE.

Ensuite, pâle comme la mort, tremblant sur mes jambes, ouvrant la bouche, et ne trouvant aucune parole, m’asseyant, me relevant, commençant une phrase, et ne pouvant l’achever, pleurant ; tous ces gens effrayés m’environnant, s’écriant autour de moi : « Eh bien ! mon cher monsieur, qu’est-ce qu’il y a ? — Qu’est-ce qu’il y a ? repris-je… Un testament, un testament qui vous déshérite. » Ce peu de mots me coûta tant à dire, que je me sentis presque défaillir.

MA SŒUR.

Je conçois cela.

MON PÈRE.

Quelle scène, quelle scène, mes enfants, que celle qui suivit ! Je frémis de la rappeler. Il me semble que j’entends encore les cris de la douleur, de la fureur, de la rage, le hurlement des imprécations… Ici, mon père portait ses mains sur ses yeux, sur ses oreilles… Ces femmes, disait-il, ces femmes, je les vois ; les unes se roulaient à terre, s’arrachaient les cheveux, se déchiraient les joues et les mamelles ; les autres écumaient, tenaient leurs enfants par les pieds, prêtes à leur écacher la tête contre le pavé, si on les eût laissé faire ; les hommes saisissaient, renversaient, cassaient tout ce qui leur tombait sous les mains ; ils menaçaient de mettre le feu à la maison ; d’autres, en rugissant, grattaient la terre avec leurs ongles, comme s’ils y eussent cherché le cadavre du curé pour le déchirer ; et, tout au travers de ce tumulte, c’étaient les cris aigus des enfants qui partageaient, sans savoir pourquoi, le désespoir de leurs parents, qui s’attachaient à leurs vêtements, et qui en étaient inhumainement repoussés. Je ne crois pas avoir jamais autant souffert de ma vie.

Cependant j’avais écrit au légataire de Paris, je l’instruisais de tout et je le pressais de faire diligence, le seul moyen de prévenir quelque accident qu’il ne serait pas en mon pouvoir d’empêcher.

J’avais un peu calmé les malheureux par l’espérance dont je me flattais, en effet, d’obtenir du légataire une renonciation complète à ses droits ou de l’amener à quelque traitement favorable ; et je les avais dispersés dans les chaumières les plus éloignées du village.