Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/331

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— Convenez donc.

— Je conviens de tout ce qu’il vous plaira.

— Mon ami, le plus sage d’entre nous est bien heureux de n’avoir pas rencontré la femme belle ou laide, spirituelle ou sotte, qui l’aurait rendu fou à enfermer aux Petites-Maisons. Plaignons beaucoup les hommes, blâmons-les sobrement ; regardons nos années passées comme autant de moments dérobés à la méchanceté qui nous suit ; et ne pensons jamais qu’en tremblant à la violence de certains attraits de nature, surtout pour les âmes chaudes et les imaginations ardentes. L’étincelle qui tombe fortuitement sur un baril de poudre ne produit pas un effet plus terrible. Le doigt prêt à secouer sur vous ou sur moi cette fatale étincelle est peut-être levé.

M. d’Hérouville, jaloux d’accélérer son ouvrage, excédait de fatigue ses coopérateurs. La santé de Gardeil en fut altérée. Pour alléger sa tâche, Mlle de La Chaux apprit l’hébreu ; et tandis que son ami reposait, elle passait une partie de la nuit à interpréter et transcrire des lambeaux d’auteurs hébreux. Le temps de dépouiller les auteurs grecs arriva ; Mlle de La Chaux se hâta de se perfectionner dans cette langue dont elle avait déjà quelque teinture : et tandis que Gardeil dormait elle était occupée à traduire et à copier des passages de Xénophon et de Thucydide. À la connaissance du grec et de l’hébreu, elle joignit celle de l’italien et de l’anglais. Elle posséda l’anglais au point de rendre en français les premiers essais de la métaphysique de Hume ; ouvrage où la difficulté de la matière ajoutait infiniment à celle de l’idiome. Lorsque l’étude avait épuisé ses forces, elle s’amusait à graver de la musique. Lorsqu’elle craignait que l’ennui ne s’emparât de son amant, elle chantait. Je n’exagère rien, j’en atteste M. Le Camus, docteur en médecine, qui l’a consolée dans ses peines et secourue dans son indigence ; qui lui a rendu les services les plus continus ; qui l’a suivie dans un grenier où sa pauvreté l’avait reléguée, et qui lui a fermé les yeux quand elle est morte. Mais j’oublie un de ses premiers malheurs ; c’est la persécution qu’elle eut à souffrir d’une famille indignée d’un attachement public et scandaleux. On employa et la vérité et le mensonge, pour disposer de sa liberté d’une manière infamante. Ses parents et les prêtres la poursuivirent de quartier en quartier, de maison en maison, et