Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, V.djvu/419

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servi à la roue d’un tourneur ; mais je vous les ai tant tourmentées, tant brisées, tant rompues ; tu ne veux pas aller, et moi, mordieu ! je dis que tu iras, et cela sera…

Et tout en disant cela, de la main droite il s’était saisi les doigts et le poignet de la main gauche et il les renversait en dessus, en dessous, l’extrémité des doigts touchait au bras, les jointures en craquaient ; je craignais que les os n’en demeurassent disloqués.

moi.

Prenez garde, lui dis-je, vous allez vous estropier.

lui.

Ne craignez rien, ils y sont faits ; depuis dix ans je leur en ai bien donné d’une autre façon ; malgré qu’ils en eussent, il a bien fallu que les bougres s’y accoutumassent et qu’ils apprissent à se placer sur les touches et à voltiger sur les cordes ; aussi à présent cela va, oui, cela va…

En même temps il se met dans l’attitude d’un joueur de violon ; il fredonne de la voix un allegro de Locatelli[1], son bras droit imite le mouvement de l’archet, sa main gauche et ses doigts semblent se promener sur la longueur du manche ; s’il fait un faux ton, il s’arrête, il remonte ou baisse la corde ; il la pince de l’ongle pour s’assurer si elle est juste ; il reprend le morceau où il l’a laissé. Il bat la mesure du pied, il se démène de la tête, des pieds, des mains, des bras, du corps, comme vous avez vu quelquefois, au concert spirituel, Ferrari ou Chiabrau, ou quelque autre virtuose dans les mêmes convulsions, m’offrant l’image du même supplice et me causant à peu près la même peine ; car n’est-ce pas une chose pénible à voir que le tourment dans celui qui s’occupe à me peindre le plaisir ? Tirez entre cet homme et moi un rideau qui me le cache, s’il faut qu’il me montre un patient appliqué à la question. Au milieu de ces agitations et de ces cris, s’il se présentait une tenue, un de ces endroits harmonieux où l’archet se meut lentement sur plusieurs cordes à la fois, son visage prenait l’air de l’extase, sa voix s’adoucissait, il s’écoutait avec ravissement ; il est sûr que les accords résonnaient dans ses

  1. Ce célèbre violoniste ne mourut, comme l’oncle Rameau, qu’en 1764.